Ce texte a été l'un des textes gagnants du concours littéraire Africultures catégorie "Pièce de Théatre".

Le théme était "Les différences se rencontrent, s’ajustent, s’opposent, s’accordent et produisent de l’imprévisible"

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Une montre à gousset bleue

Trois personnes se tiennent sur scène face au public : à gauche de la scène se trouve un jeune garçon de 7 ans habillé d’un uniforme d’école (LE GARCON), au milieu, un trentenaire dans un costume trois pièces gris (L’ADULTE), et sur la droite une personne âgée vêtue d’un épais pull en laine et d’un chapeau, assise, reposant sur sa canne (LE VIEUX).

Les protagonistes se tiennent face au public sans regarder les autres. A chaque fois qu’un des personnages parle, les autres restent figés.

Ils parlent droit devant eux. Ils répondent aux mêmes questions qu’une personne qu’on ne voit pas et qu’on n’entend pas leur pose.

Toute la scène se passe comme si les trois personnages n’étaient pas au même endroit.

LE GARCON — Oui, bonjour Madame.

LE VIEUX — Bonsoir Mademoiselle.

L’ADULTE — Est ce que j'ai deux minutes ?

LE GARCON — Oh oui ! J'attends ma maman, elle doit venir me chercher à l'école. Mais elle arrive toujours tard.

LE VIEUX — Faut vous dépêcher (en riant) un vieux comme moi, ça peut claquer d'une seconde à l'autre !

L’ADULTE — Deux minutes mais pas plus. J'ai un déjeuner avec un client important.


LE GARCON — Pourquoi Madame ?

LE VIEUX — Répondre à des questions ?

L’ADULTE — C'est une sorte de sondage, c'est ça ?

LE GARCON — Moi je veux bien, mais je ne suis pas sûr de pouvoir répondre à toutes les questions. L'autre jour en interro d'histoire-géo, le maître il nous a posé plein de questions mais je n’avais pas révisé car en fait j'étais allé au restaurant avec mon papa la veille et j'ai pas répondu aux questions.

L’ADULTE — Je vous en prie, je vous écoute.

LE VIEUX — (en riant) Parlez bien fort car un vieux comme moi vous savez...


LE GARCON — Alors c'est compliqué, ma mère est arménienne et mon père est iranien, mais aux copains je dis que je suis comme eux que je suis turc.

LE VIEUX — Elle est bête votre question, je suis un citoyen du monde, rien de plus. Faut se méfier des cons qui vous répondront d'un air assuré…

L’ADULTE — (d’un ton fier) Je suis français Madame !


LE GARCON — Vous savez Madame, je ne suis qu'un enfant qui n’y connait rien en politique mais mon papa il m'a dit que les communistes ils voulaient partager tout avec tout le monde, moi je trouve ça super chouette, donc je dirais que ma réponse la voici, je suis comme Papa, je suis communiste.

LE VIEUX — N'attendez pas de moi que je me place en politique ! Je vais vous dire ce que je pense : à gauche il y a les cons. Des cons gentils mais des cons tout de même. A l'extrême gauche, ce sont des gros cons. Certains sont du coup très gentils mais d'autres moins. A droite, et ce pays en est rempli, il y a les petits cons. Ils me font marrer ceux-là. Mais le pire ce sont ceux à l'extrême droite ! Eux ce sont des champions, ils arrivent à être des cons, des gros cons, et des petits cons en même temps. La gentillesse en moins malheureusement. Mais bon dans ce quartier vous aller croiser des petits cons vous allez voir ! Ils prendront leur air fier et diront...

L’ADULTE — Je suis libéral. Donc à droite. Je pense qu'il faut libérer les capitaux pour pousser l'investissement et créer de l'emploi. La fiscalité pénalise les entrepreneurs : c'est idiot. Vous voyez mademoiselle, je suis jeune, j'ai plein d'ambition mais est ce qu'on m'autorisera à être riche ?


LE VIEUX — Quel est mon plat préféré ?

LE GARCON — Les desserts j'adore ! Donc je répondrais des baklavas !

LE VIEUX — Je déteste tout ce qui est sucré ! Je dirais une bonne entrecôte. Vous savez j'ai compris que la vie est trop courte pour se limiter. Plus c'est gras, plus j'adore.

L’ADULTE — Une salade verte. C'est frais, cela a du goût et ça se mange rapidement.


LE VIEUX — Qu’est-ce que je fais de ma journée ? Voyons voir … Comment vous répondre à ça ? De ma journée, je ne fais rien ! (en riant) C'est fichtrement agréable vous savez !

L’ADULTE — J'ai monté ma boîte de logiciel. Ça me demande d'être tout le temps actif, d'être constamment en mouvement pour vendre mes produits. Mais aussi de développer les produits. C'est très technique, il y a beaucoup de mathématiques derrière tout ça. L’informatique c’est l’avenir vous verrez !

LE GARCON — Bah je vais à l'école ! Je n’aime pas trop. Surtout les maths je déteste.


LE VIEUX — Vous n’avez pas peur avec vos questions ! La religion… Qu’est-ce que j’en pense ?

LE GARCON — A l'école, ils nous ont dit que Allah veillait sur nous et qu’il était amour. Moi j’y crois mais ma maman m’a dit que l’école elle n’avait pas à enseigner cela.

L’ADULTE — Non, non, non, je ne crois pas en ses trucs, Dieu, Allah, Yahvé ça me concerne pas, ça me concerne plus.

LE VIEUX — Et pourquoi pas après tout ! (en riant) « Peut-être bien qu'oui, peut-être bien que non » comme dirait mon pote Louis.


L’ADULTE — Est ce que je me sens en sécurité ? Oui, je pense qu'ici c'est plutôt sûr.

LE GARCON — Avant, c'était mon papa qui venait me chercher à l'école. Mon papa, il est vachement grand et il n’est jamais en retard. Mais depuis dix jours, c'est ma maman qui vient me chercher et elle est toujours en retard. L'école est déjà fermée quand elle arrive. Donc je dois attendre dans la rue tout seul et j'ai un peu peur. Car dans la rue il y a beaucoup de...

LE VIEUX — (énervé) …de drogués, d'alcoolos, de jeunes qui veulent voler des papis comme moi. Ce pays, c'est devenu n'importe quoi ! Bien sûr qu'il y a de l'insécurité !


LE GARCON — Ma chanson préférée c’est une chanson arménienne que me chante maman (la musique Yes Siretsi de Dayasel démarre, le Vieux et l’Adulte se tournent vers le garçon, le garçon penche la tête comme pour mieux écouter, il attend la fin du premier couplet et dit) J’aime bien car c’est une chanson douce. Ma maman a une très belle voix. Elle aurait pu être chanteuse vous savez ! Je vous jure ! Mais elle travaille donc elle a arrêté de chanter. Elle chante le soir pour m’endormir. Avant c’était mon papa qui me racontait des histoires. Il me racontait les histoires persanes d’Omazd et Ahriman. J’adorais. Il sait très bien raconter des histoires. Il prend des voix bizarres pour chaque personnage, c’est rigolo. (Il marque un temps en écoutant la chanson). Mais depuis dix jours, mon papa il n’est plus là… (il marque un temps en écoutant la chanson). Il est retourné en Iran pour aider des « camarades ». C’est comme des copains, ma maman m’a expliqué. (Il marque un temps) Pour pas que je fasse de cauchemars, ma maman, elle me chante des chansons, des chansons douces. Cela m’endort, j’aime bien.

(La musique Yes Siresti s’arrête. Janie Jones des Clash commence, le Garçon et le Vieux se tournent vers l’Adulte, l’Adulte regarde droit devant lui en dansant légèrement)

L’ADULTE — Que l’Angleterre soit bénie de faire de la musique aussi bonne. Janie Jones des Clash, voici ma chanson préférée. Vous connaissez les Clash ? Je suis fou de ce groupe ! J’écoute ça en boucle. (Il marque un temps en claquant des doigts au rythme de la musique) Comment décrire de la musique aussi puissante ? C’est de la musique énervée ! Ça te pousse à bout un truc comme ça. Ça te réveille. C’est de la musique comme ça que j’écoute quand je travaille. Ça me motive, ça me met en joie. C’est avec cette énergie que je vais aller loin. Vous allez voir, mon entreprise elle va fonctionner. (Il marque un temps en écoutant la musique, il danse de façon de plus en plus dynamique. A la fin de la chanson il se remet droit et dit :) Vive l’Angleterre ! Vive le rock’n’roll ! Vive les Clash !

(Sodade de Cesaria Evora commence. Le Vieux se balance légèrement, le Garçon et l’Adulte le regardent)

LE VIEUX — Sodade de Cesaria Evora. Je ne connais pas de meilleure musique ! Plus je vieillis, plus j’aime les chansons tristes. Cesaria c’est Camilla ma deuxième femme qui me l’a fait découvrir. Une femme merveilleuse Camilla. Je l’ai rencontrée durant un voyage d’affaire au Portugal. Elle est belle comme le jour, même à 70 ans. Elle est belle comme cette chanson de Cesaria Evora. Vous connaissez les paroles ? « Si tu m’écris, je t’écrirai, si tu m’oublies, je t’oublierai ». Je ne connais pas de sentiment plus triste que l’oubli ! Ça me donne le vertige de se dire qu’on peut oublier ceux qu’on a aimé... (il marque un temps en écoutant la chanson) … et être oublié par ceux qui nous ont aimés.

(Après un temps, la musique s’arrête, les trois protagonistes se remettent dans leur position initiale, en regardant droit devant eux)


L’ADULTE — Le plus beau jour de ma vie ? (En montrant sa bague) C'était le mois dernier quand j'ai épousé la plus belle femme du monde !

LE VIEUX — (riant) Je vois déjà tous les guignols qui vont vous parler de leur mariage ! Ce sont des menteurs rien de plus. Je peux vous en parler, j'en ai fait deux ! Vous promettez plein de trucs, vous dépensez un fric fou, vous souriez alors que tout le monde vous stresse et 3 ans après, plus rien !

LE GARCON — Je crois que c'était l'autre jour, quand mon papa est venu comme tous les jours me chercher à l'école mais qu'on est allé au restaurant juste tous les deux. J’ai mangé les meilleurs baklavas de ma vie. Il m'a même fait goûter du vin avec ! A un moment, il m'a montré sa montre à gousset bleue et il était 23h et je n’étais même pas couché.


LE VIEUX — Le pire ? Vous n’avez définitivement pas peur d’être indiscrète ! Je pense que le pire c’est quand ma première femme m’a dit qu’elle demandait le divorce. Cela faisait quatre ans que les affaires marchaient bien pour moi. J’avais réussi à avoir un gros client, il représentait 90% de mon chiffre d’affaires. Pendant quatre ans, je ne suis pas resté près de ma femme et de mon jeune enfant plus de cinq jours d’affilé. J’étais toujours entre deux avions, toujours à travailler. Sa demande était logique, je ne lui en ai jamais voulu, mais c’était tout de même très dur.

LE GARCON — Oh je ne sais pas … C’était peut-être quand Maman a pleuré l’autre jour après qu’elle a grondé Papa car il parlait de ses « camarades » d’Iran.

L’ADULTE — C’est quand mon salaud de père nous a abandonné ma mère et moi. Je le vois encore avec son grand sourire m’inviter au restaurant, faire le clown toute la soirée, me dire qu’il a un projet important. Un projet politique pour son pays ! Puis disparaitre du jour au lendemain. Ne jamais donner de nouvelle. Laisser ma mère seule.


LE GARCON — Bah je sais pas quel est le plus beau voyage que j’ai fait car je n’ai jamais vraiment voyagé. Mais hier, je ne dormais pas, je faisais des cauchemars, je me suis levé et j'ai entendu mon oncle dire à ma mère qu'il fallait qu'on aille en…

L’ADULTE — …en France c'est le plus beau des voyages que j'ai faits. Nous sommes arrivés ici avec ma mère et mon oncle quand j’avais 8 ans. Ce pays a été une vraie terre d’accueil pour nous. Mais vous savez, si cela marche bien avec le client de tout à l'heure, il y a de grandes chances que je voyage encore beaucoup ! Il a des bureaux aux...

LE VIEUX — …Etats Unis, en Chine, en Australie. Mais peut-être le plus beau voyage que j'ai fait c'est quand je suis allé en Iran. C’était en 1985. Je venais de me remarier. J'avais reçu un message d'une cousine éloignée qui m'a annoncé que mon père était mort. Je suis allé à l'ouverture de son testament. J’ai découvert un pays magnifique. J'ai pu discuter avec ceux qui l'avaient connu et comprendre ce qu'il avait accompli pendant toutes ces années d'absence. Après ce voyage, je ne lui ai pas pardonné tout de suite. Cela a mis du temps. (Après un temps, ému) Je n’ai pas répondu à votre question tout à l’heure mais c’était peut-être cela le plus beau jour de ma vie.


LES TROIS — Je m’appelle Sévan Jahangir

LE GARCON — On est le 4 décembre 1953, j’ai 8 ans

L’ADULTE — On est le 12 juin 1977, j’ai 32 ans

LE VIEUX — On est le 5 mars 2018, j’ai 73 ans

LE GARCON — Je dois vous laisser Madame, je vois ma mère au loin.

L’ADULTE — Je dois vous laisser Mademoiselle, je vais être en retard à mon rendez–vous, souhaitez-moi bonne chance.

LE VIEUX — (il sort de sa poche une montre à gousset bleue) Vous partez déjà ? N’hésitez pas à revenir discuter avec moi…

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