Tom(s)

Tom(s) est un peu mon premier projet d'écriture. Il a évidemment tous les défauts d'un premier texte !

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Bonne lecture

 

 

 

 

 

Tom(s)

 

une nouvelle de Jean Keuma

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Épilogue


  

Chapitre 1

« Tom Lubois est un homme de qualité ». C’est ainsi que beaucoup de personnes le décrient et peu osent contredire cette affirmation.

 Tom est tout d’abord un esprit brillant. À 17 ans, lors de sa deuxième année à l’Université de Countage, il a écrit une étude de 124 pages décrivant l’effet des ondes ultraviolettes sur la division des molécules amphiphile de classe C. Il a transmis cette étude à son professeur qui a décidé de mettre un terme à sa carrière d’enseignant pour prolonger les recherches de son élève. Deux ans plus tard, Tom s’est fait connaitre du monde scientifique en étant le plus jeune lauréat du prix Maxwell avec sa thèse sur « la disparition du potentiel vecteur d’un champ magnétique quand celui-ci est créé par une particule hypothétique ». Lorsqu’on lui a donné la distinction, la présidente du jury lui a demandé d’une manière rhétorique s’il allait continuer ses travaux sur la physique quantique, il a répondu : « Malheureusement non, ma curiosité me pousse à réfléchir à des choses plus concrètes ». Et c’est dans ce but qu’il a été admis à 20 ans au programme de recherche de la fondation W. R. Hamilton spécialisé dans la mécanique des fluides. Durant les trois années qui ont suivi, ce centre est devenu le plus productif de tout le continent au regard du nombre d’études réalisées. Cependant, à la surprise de tous, Tom a décidé de le quitter à 23 ans, pour s’inscrire à l’Université de Blumenthal située près du lac Cenvin. Il a travaillé principalement sur les mathématiques discrètes et la géométrie différentielle. Il a été très vite reconnu comme le plus grand spécialiste de l’équation de Jiushao. À 26 ans, Tom a été invité au prestigieux Institut des Sciences universelles de Yangdong. Cet institut, souvent décrit comme « le plus important laboratoire du monde », est financé par les dons. Les chercheurs qui y sont admis sont nourris et logés gratuitement et n’ont aucune contrainte de résultat. Tom y a étudié principalement la physique nucléaire pendant les 5 années où il y est resté. 

Durant toute cette période, Tom Lubois a déposé divers brevets qui ont été utilisés dans différents domaines. Il a rédigé aussi beaucoup d’ouvrages de vulgarisation scientifique dont « De l’atome à l’Amour, une histoire d’ondes » qui a été traduit en plus de quatre-vingt-trois langues. 

La carrière de Tom Lubois a suscité de nombreuses critiques, souvent infondées. Certains l’ont accusé de trouver un moyen de gagner de l’argent à partir de toutes les recherches qu’il a poursuivies. D’autres ont mis en doute son implication dans certaines études qu’on lui a attribuées. Ces attaques l’ont beaucoup affecté.

Alors qu’il a toujours fui les interviews, le soir de ses 33 ans, Tom a été l’invité du talk-show « A good night with Matthew Malgar ». L’animateur vedette lui a demandé quels étaient ses projets à venir, il a répondu par ces mots : « Vous savez Matthew, je suis fatigué de beaucoup de choses, notamment, qu’on me juge à chaque article que je publie, et à chaque conférence à laquelle je participe. J’ai toujours été très discret à ce sujet, mais face à la montée des critiques, je me dois de le dire : les recettes de tous les brevets que j’ai déposés sont reversées à des associations. Je me rémunère qu’à partir des ventes de mes ouvrages. Vous voulez connaitre mes projets ? C’est simple ! Fuir. Je vais m’installer à la campagne pour prendre du temps pour moi et voir des amis. »

Et c’est ce qu’il a fait. 

Il a acheté une petite maison à Beaune-sur-Dieuge, village d’une centaine d’habitants, loin du monde scientifique et médiatique et n’a jamais remis les pieds dans une université ou un centre de recherche. Il participe très occasionnellement à des conférences, mais seulement si un de ses proches a fortement insisté auprès de lui.

Il ne vit cependant pas en ermite dans cette demeure où il organise régulièrement des dîners, invitant des personnes de toutes origines, de toutes classes sociales. Car Tom Lubois est avant tout un homme qui s’intéresse aux autres, à ce qu’ils pensent et à ce qu’ils font.

 

Malgré sa retraite, Tom Lubois n’a pas mis fin à ses recherches. Au contraire, depuis qu’il est installé dans cette maison, il n’a jamais travaillé avec autant d’ardeur. Il a fait construire au sous-sol un immense laboratoire dans lequel il passe la plupart de ses journées. Ce lieu est son espace et aucun de ses amis n’a été invité à le visiter. De 7 h à 18 h, Tom s’y trouve, coupé de tous moyens de communication avec l’extérieur.

Toute sa vie, Tom a rêvé d’un tel endroit. Dans cet espace, il est libre d’étudier sur ce qui lui plait. Les nombreux centres qu’il a fréquentés lui ont souvent donné un large champ d’action, mais là c’est différent. Depuis qu’il a eu l’idée de se retirer du milieu scientifique, il savait sur quoi il allait travailler. Il a depuis longtemps pensé à ce sujet sans jamais oser sauter le pas. Sauf que dans cet endroit, il est seul et peut se lancer dans toutes les recherches qu’il souhaite, même les plus absurdes.

 Le premier jour où il s’est trouvé dans son laboratoire, Tom a écrit sur son carnet « Début de l’étude de la distorsion de l’espace-temps ». Il a relu cette phrase puis s’est fait la réflexion que c’est ainsi qu’il aurait nommé ses travaux s’il était dans une université. Il l’a rayé et a inscrit « Début des recherches sur la machine à remonter le temps ». D’un point de vue scientifique, ce titre paraissait ridicule et vulgaire. Ça lui a donc plu.

Tom a choisi d’étudier le déplacement dans le temps pour de nombreuses raisons. D’abord, car cela touche à différents domaines, comme la physique mécanique, quantique, et nucléaire (comme il l’a découvert plus tard au cours de ses travaux), mais aussi parce que cela est en lien avec des disciplines intellectuelles plus larges comme la philosophie ou la métaphysique (pour travailler sur le temps, il faut répondre à la question « qu’est-ce que le temps ? »). 

Mais il a surtout choisi de travailler sur ce sujet, car il est impossible de créer une machine à remonter le temps. Il n’a jamais supposé que cela mènerait à quelque chose de concret, mais obligatoirement à une impasse. Ses recherches n’étant pas vouées au succès, elles n’auraient jamais de fin : il y travaillerait donc toute sa vie.

Les années ont passé et Tom a eu un rythme de travail intense qui n’a fait cependant aucune ombre à sa vie sociale, riche et saine. Tous les matins, il entre dans son laboratoire à 7 h pour en sortir à 18 h. Après cela, il reçoit des amis ou est invité chez telle ou telle connaissance. 

La vie continue ainsi jusqu’au jour où, à sa grande surprise, ses recherches ont fini par aboutir.


 

 

Chapitre 2

Exactement sept ans jour pour jour après sa première journée de travail dans le laboratoire, il comprend que ses recherches sont finies. Il a passé toute la matinée à relire ses derniers calculs. Ils sont bons. La machine est devant lui, prête à fonctionner. C’est un grand bloc de fer relié par des câbles à différentes bouteilles de gaz et de liquides répartis dans toute la salle. Sur une façade de l’appareil, une petite porte ovale est installée afin que l’on puisse se rendre à l’intérieur. 

Tom est perturbé, ses mains tremblent. Son invention n’est pas encore branchée. Il la regarde longuement. Pour la première fois de sa vie, il ne connait pas exactement les implications de ses travaux. Il a pourtant beaucoup réfléchi sur ce qui devrait se passer, mais tout cela reste flou. Il jette un coup d’œil à sa montre, elle affiche 18 h 33. Il se lance et allume la machine. Maintenant, elle est prête. Enfin, pas tout à fait. Il faut qu’il attende un peu. Il ne peut remonter dans un temps antérieur à la création de l’appareil. Or, elle vient juste d’être fonctionnelle.

Il prévoit de patienter jusqu’à 18 h 45, de s’installer dans le bloc de fer et de revenir à 18 h 35.

Mais, à 18 h 34, un grand bruit éclate dans son laboratoire. Les bouteilles de liquides vibrent sur le sol. Les câbles volent dans tous les sens. Une odeur de soufre se propage dans la pièce, une fumée grisâtre émane de l’ordinateur central. Puis, après un temps, le vacarme s’arrête. Tom est perdu. Il ouvre la porte de la machine et voit un corps allongé. Le nuage n’est pas encore tout à fait parti, il a donc du mal à identifier la personne qui git devant lui. Elle se réveille et sort. Tom reconnait son visage. C’est le sien. Les deux hommes se font face sans dire un mot.

Tom est bouche bée. Il est très troublant de se voir en contemplant quelqu’un d’autre. Il s’agit bien de lui. La personne a exactement les mêmes yeux, la même mèche de cheveux, le même tic nerveux, le même corps que lui. Même leurs blouses sont identiques. Il touche les mains de son clone. L’Autre se laisse faire. Tom ne comprend pas vraiment ce qu’il se passe, l’Autre est stressé. Il n’ose pas regarder le visage de Tom.

Après l’avoir longuement observé, Tom se met à réfléchir. Il n’y a aucun doute, cette personne est lui, et il est cette personne. 

Tom prend timidement la parole : « Tu es… enfin, on est… Mais du coup, pourquoi… ? Mais, tu ne dois pas… Je veux dire… Quand est-ce que tu es monté dans la machine ? D’où viens-tu ? ». L’Autre marque un temps pour répondre, il se frotte les yeux, regarde Tom pour la première fois et dit « dix minutes ». 

Ces mots paraissent incohérents, mais Tom les comprend. Tom et la personne qui se tient en face de lui ont été, à un moment, la même personne, avant 18 h 34. Puis un parallèle temporel s’est créé. Cet autre Tom a attendu dix minutes, jusqu’à 18 h 45, pour prendre la machine et revenir à 18 h 35. Sauf qu’à 18 h 35, Tom était déjà dans la pièce.

Tom n’est pas monté dans l’appareil, mais l’Autre l’a fait. L’Autre, le Tom de 18 h 45. La machine a créé un double à Tom. C’est absurde. Mais depuis 7 ans, Tom étudie le déplacement dans le temps, il s’est préparé à toutes incohérences. 

Du bruit se fait entendre à l’étage. Tom a oublié qu’il a invité des amis pour dîner. Il est paniqué. Il regarde l’Autre et lui dit : 

« Je crois que ça serait mieux si tu ne montais pas, ils ne savent pas du tout sur quoi je travaille, cela risque de leur faire un choc.

— Pardon ? réplique l’Autre d’un air étonné.

— Bah… tu ne penses pas que ce serait préférable si tu restais là ? »

Après un temps, l’Autre lui répond calmement : «  Je comprends pourquoi un seul doit monter, mais pourquoi ce serait toi ? Ce sont aussi mes amis. »

Tom n’avait pas réfléchi à ça : cette personne est vraiment lui. Ils ont dix minutes d’écart, mais à part cela, ils sont les mêmes individus. Le même corps, la même histoire, les mêmes émotions, mais également les mêmes amis. Ils ont juste 10 minutes de différence. Et encore, l’Autre les a annulées.

— C’est vrai, excuse-moi, dit Tom. Je te propose qu’on joue cette soirée à un impair-pair. »

L’Autre accepte. L’impair-pair est un jeu que Tom a inventé à l’âge de 8 ans. Les règles sont simples. Au même moment, chaque joueur avance entre zéro et cinq doigts. Si la somme des doigts affichés par les deux joueurs est impaire, le joueur qui a présenté le plus de doigts gagne. Si c’est pair, c’est le joueur qui a montré le moins de doigts qui l’emporte. En cas d’égalité, il y a relance. 

Les deux hommes comptent jusqu’à trois. Tom avance un doigt, l’Autre zéro. Tom gagne donc.

 Il est ravi. Ravi, mais surpris. Car il est étonnant que l’Autre n’ait pas fait 1 comme lui. Ils auraient dû montrer chacun un doigt. Les raisons sont simples. Dans ce jeu, si l’on présente un nombre de doigts impair, on a plus de chance de gagner que si l’on affiche un nombre de doigts pair. Les nombres impairs ont trois chances de gagner alors que les nombres pairs n’en ont que deux. Il est donc plus rationnel de jouer un nombre impair qu’un nombre pair. Si on considère que l’autre joueur a la même stratégie, il est donc préférable de jouer un nombre impair qui bat les autres nombres impairs. Donc 1. Le 1 bat en effet le 3 et le 5. 

 


 

0 contre 1, le 1 gagne.

0 contre 2, le 0 gagne.

0 contre 3, le 3 gagne.

0 contre 4, le 0 gagne.

0 contre 5, le 5 gagne.

1 contre 2, le 2 gagne.

1 contre 3, le 1 gagne.

1 contre 4, le 4 gagne.

1 contre 5, le 1 gagne.

2 contre 3, le 3 gagne.

2 contre 4, le 2 gagne.

2 contre 5, le 5 gagne

3 contre 4, le 4 gagne

3 contre 5, le 3 gagne

4 contre 5, le 5 gagne


 

 

Si les deux joueurs sont rationnels, ils doivent chacun jouer 1. Et surtout pas 0 comme l’Autre a fait, car le 0 perd contre tous les chiffres impairs.

C’est amusant de voir que l’Autre n’a pas eu ce réflexe. 

 « Je crois que le voyage m’a fatigué, dit-il toujours le poing fermé. C’est donc peut-être mieux que ce soit toi qui montes ! Reviens après le dîner, il faut qu’on organise tout ça. 

— Ne t’en fais pas, je vais tout faire pour écourter la soirée », répond Tom.

Une fois en haut, Tom accueille ses invités comme si de rien n’était. Durant le repas, on parle de choses et d’autres. Tom ne prend pas vraiment part aux discussions, il est ailleurs. Beaucoup de questions l’occupent. L’aboutissement de ses travaux vient de défier la raison. Il a réalisé ce que personne n’a osé croire possible. Il ne dit rien à ses invités. Il ne veut pas que cela se sache. Pas encore du moins. Son invention risque de bouleverser le monde, de changer la vision que les gens ont du temps et de l’espace. Il faut qu’il « organise tout ça » comme lui a indiqué l’Autre. Ou plus précisément qu’« ils » organisent tout ça. Ils sont deux dans cette situation. Deux et un.

À la fin du dîner, Tom remercie ses invités d’être venus. On lui demande si tout va bien, car on le trouve absent et fatigué. Il répond qu’il a juste besoin de repos. Une fois qu’ils sont partis, il descend dans son laboratoire pour retrouver l’autre lui. Les deux discutent brièvement de la situation. Ils sont d’accord qu’il ne peut y avoir qu’un seul Tom en dehors du laboratoire en même temps. La décision est donc prise : chaque soir, ils vont jouer à l’impair-pair pour définir qui a le droit de sortir pour les prochaines 24 h. 

Tom monte chercher un matelas et des draps pour installer un lit dans ce sous-sol. L’Autre accorde à Tom de dormir dans la maison pour cette nuit puisqu’il avait gagné le dernier impair-pair. Tom le remercie et rejoint sa chambre.


 

 

Chapitre 3

       Les jours passent et rapidement une routine s’installe entre eux. Généralement tous les matins, les deux se retrouvent dans le laboratoire et travaillent sur des choses futiles. Ils peuvent le faire ensemble, mais la plupart du temps, ils sont chacun de leur côté. Vers 18 h 30, celui des deux qui est libre de circuler monte dans la cuisine pour préparer un dîner et un déjeuner pour le prochain qui va rester 24 heures dans le laboratoire. Vers 19 h, il redescend avec deux repas prêts. Ils jouent alors à l’impair-pair et celui qui perd doit dormir dans le sous-sol. Ce dernier a l’interdiction de prendre les escaliers pour rejoindre la maison tandis que l’autre peut aller où il veut pour les 24 heures qui suivent.

Ils ont pris l’habitude de ne pas parler beaucoup puisqu’ils partagent généralement le même point de vue. C’est tellement fascinant, qu’un jour ils ont fait une expérience à ce sujet. Ils devaient chacun écrire sur une feuille ce que leur évoquaient des mots choisis au hasard dans le dictionnaire. Dans la très grande majorité des cas, les deux feuilles étaient identiques à la lettre près. Deux feuilles identiques écrites par deux personnes identiques. 

Ils ont continué de cacher la situation à leur entourage, car ils ne savent pas vraiment quoi faire de la machine. Quand Tom essaye d’en parler à l’Autre, il voit bien que ce dernier est aussi perdu que lui sur cette question. Le sujet est peu à peu devenu tabou. D’ailleurs, le silence est si naturel entre eux, que Tom n’ose pas partager avec l’Autre les interrogations qu’il se pose. L’Autre est lui, et lui est l’Autre. Donc si lui n’a pas la solution à un problème, l’Autre ne l’aura pas non plus. De plus, il doit probablement avoir les mêmes questions.

Malgré le silence entre eux, leur cohabitation se passe bien. Une partie du laboratoire est maintenant aménagée en une chambre presque confortable de sorte que celui qui doit rester au sous-sol ne soit pas trop mal installé. La pièce est un peu humide et il manque une salle de bain, mais cela ne gêne pas tant que ça Tom. De toute manière, tous les soirs la possibilité de circuler librement dans la maison et en-dehors est remise en jeu. 

Faire ce jeu chaque jour permet à chacun de passer du temps avec leurs amis de manière équitable. Bien sûr, la situation n’est pas évidente à gérer. Pour Tom comme pour l’Autre. Par exemple, il n’est pas simple de voir des personnes sans savoir ce que l’Autre leur a dit. Il se retrouve régulièrement dans une position inconfortable où des gens font mention du dernier dîner, du dernier rendez-vous, ou de la dernière conversation qu’ils ont eus avec lui. Sauf qu’ils ont généralement passé ce moment avec l’Autre, Tom ne sait donc pas vraiment quoi dire. Il se sent perdu et est de plus en plus souvent mal à l’aise lorsqu’il voit ses proches.

Cela fait maintenant trois semaines que la machine a été créée. Tom est seul dans le laboratoire. Il vient de perdre une troisième partie de suite à l’impair-pair. Et de manière stupide en plus. Ces trois duels entre l’Autre et lui ont été identiques. Tom a joué 1, l’Autre a joué 4, Tom a perdu. C’est la première fois que l’un des deux reste 72 heures d’affilée dans ce sous-sol. 

Tom repense à ces dernières semaines. La situation est tout de même assez compliquée. Il regarde attentivement son laboratoire. Lui qui aimait tant passer des heures dedans, voilà qu’il souhaite tous les soirs pouvoir le quitter. Quand il perd, il est profondément déçu. Déçu d’être bloqué là. Spécialement ce soir après cette troisième défaite consécutive. Il pense aussi à ses amis. Il les voit toujours, mais c’était différent d’avant. Il ne se sent pas honnête avec eux. Il est dans le mensonge permanent. Mais que peut-il faire ? Leur expliquer qu’il a fait une découverte qui redéfinit la notion que l’humanité a de l’espace-temps ? Qu’il n’y a pas qu’un seul Tom Lubois, mais deux ? Qu’il a développé une machine qui, pour une question de faille temporelle, a le pouvoir de créer des clones aux gens ? Parler de son invention et de l’Autre peut être dangereux. Il faut qu’il mesure avant toutes les conséquences que cela implique. Il doit donc garder le silence. Enfin, ils doivent garder le silence. L’Autre risque autant que lui de dire un mot de trop à leurs proches. Même quand Tom est bloqué dans son laboratoire, il est anxieux, car il projette les erreurs que son double pourrait faire.

En se remémorant ces dernières semaines, Tom repense aux parties d’impair-pair. Il se demande qui a le plus gagné depuis le début. Il essaye de compter le nombre de soirées qu’il a passé à l’extérieur. Cela a commencé par le dîner juste après la mise en marche de la machine, puis deux jours après il est allé chez son frère, il est ensuite resté deux nuits dans le sous-sol. Le lendemain, il a gagné en jouant un 4 contre un 3. Il a passé la soirée chez un voisin. Puis il a perdu en jouant 1 contre un 2. Puis 24 h après, c’était l’inverse puisque c’est lui qui a fait 2 alors que l’Autre n’a présenté qu’un seul doigt. Il retrace ainsi le fil de ses différentes soirées et le déroulement de chaque partie. Tom note sur une feuille chaque rencontre en précisant qui a joué quoi. Il constate qu’il a remporté quasiment autant de victoires qu’il n’a subi de défaites. Le jeu a été presque équitable. Il y a eu un léger avantage en faveur de l’Autre.

 

Tom s’arrête soudain dans ses réflexions, il a entendu du mouvement à l’étage. Il reconnait des voix familières. Puis des discussions. Des rires. Des bruits de couverts. L’Autre dîne avec des amis dans la maison. Au-dessus du laboratoire. Il en a pleinement le droit. Mais ça étonne Tom. Plus que ça, cela le trouble. 

La dernière fois que des personnes ont mis le pied chez eux, c’était le soir du fonctionnement de la machine. Depuis, aucun des deux n’a osé inviter qui que ce soit. Ce soir, l’Autre l’a fait. Et au bruit que commence à faire le dîner, beaucoup de gens sont là.

Tom est paniqué. Comment l’Autre a-t-il pu prendre un tel risque ? Rassembler autant de personnes si près du laboratoire est un acte totalement inconscient ! Tom n’a jamais pensé à inviter des amis ici, c’était trop imprudent ! À chaque soirée dans cette maison, la discussion finit toujours par tourner autour de Tom. On lui demande alors généralement ce qu’il fait de ses journées. Durant les sept ans où il a travaillé sur la machine, il est à chaque fois parvenu à esquiver le sujet en répondant partiellement ou en inventant complètement un domaine d’étude. Mais maintenant, le risque est trop important. Et si les gens insistent ? Et s’ils se rendent compte que quelque chose n’est pas clair ? Cette simple question est redoutable. Il y pense à chaque fois qu’il sort. Il fait d’ailleurs en sorte qu’on lui pose le moins de questions possible. Lorsqu’il a vu des proches ces dernières semaines, il a tout fait pour paraitre absent, afin que l’on ne s’intéresse pas trop à lui. 

Et ce doit être la même chose pour l’Autre. L’Autre est lui et lui est l’Autre… 

Puis un souvenir lui revient. C’est une remarque que lui a faite une amie, la semaine dernière, un soir où il a gagné à l’impair-pair. Au cours de leur discussion, elle lui a lancé cette petite pique. Rien de vraiment blessant. Une simple phrase parmi tant d’autres de leur échange : « C’est drôle, parfois tu as l’air ailleurs et parfois tu as l’air en pleine forme ». Il n’a pas relevé cette réflexion, car la conversation a continué sur un autre sujet. Elle n’a pas insisté. Elle l’a dit de manière évasive. Cela n’était pas important pour son amie. Cela ne l’était pas non plus pour Tom.

Cela l’est maintenant. Il comprend alors que l’Autre gère la situation. Contrairement à lui, l’Autre dort très bien dans cette chambre. Contrairement à lui, l’Autre n’est pas mal à l’aise quand on lui parle de soirées passées où il n’a en fait pas été. Contrairement à lui, l’Autre n’est pas perturbé par toutes ces questions sur les conséquences de la machine. Contrairement à lui, l’Autre n’a pas peur d’être le centre d’une conversation. Contrairement à lui, l’Autre « a l’air en pleine forme ». 

Il gère tellement bien cette situation, qu’il ne s’est pas gêné d’organiser une soirée dans leur maison.

L’Autre n’est plus comme Tom et Tom n’est plus comme l’Autre. 

Mais comment cela est-il possible ? Ils étaient les mêmes personnes dans la même situation. Comment l’un a-t-il pu s’en sortir différemment ? Il faut qu’il voie comment il est à l’extérieur, au milieu de leurs amis. 

Mais comment savoir ? À chaque fois qu’il est dehors, Tom doit rester dans ce laboratoire. Il ne peut demander à ses proches comment il a agi ces derniers temps, cela serait trop suspect. Non, il doit observer l’Autre de ses propres yeux. Et cela, sans risque d’être vu. Il ne peut le faire en dehors de la maison. Il doit donc le faire ce soir, pendant que l’Autre est au milieu de ses invités.

Tom décide de braver l’interdit. Il ouvre la poignée de la porte. Il regarde longtemps les escaliers. Puis il se lance.

Il grimpe tout doucement jusqu’à l’étage et va discrètement vers la cuisine. Une simple cloison de bois la sépare de la salle à manger ou l’Autre dîne avec leurs amis. Une étroite faille permet à Tom d’observer la soirée sans risque d’être vu. 

L’Autre est au milieu de la table. Au centre de l’attention. Il est à l’aise, sûr de lui, menant la conversation. Il fait de l’esprit, rend le moment joyeux. Tout le monde écoute les anecdotes de sa carrière qu’il est en train de raconter.

Tom avoue que l’Autre n’est pas si différent de lui. Il se reconnait dans la façon dont il agit. Il est juste un peu plus confiant. En le voyant ainsi, il réalise à quel point il s’est renfermé sur lui-même depuis ces derniers jours. Il ne parle presque plus lors des soirées ou des dîners. Il est constamment craintif et perturbé. Tout le contraire de l’Autre. 

Un invité demande à l’Autre : « Et en ce moment, tu travailles sur quoi ? ».

Tom, derrière la fine cloison, se fige d’un coup, il est terrorisé. L’Autre sourit. Il regarde l’homme qui a posé la question et répond : « J’ai fini il y a quelques semaines une machine à remonter le temps ! ».

La respiration de Tom se coupe.

L’Autre l’a dit. Les mots sont lâchés. Que va-t-il se passer maintenant ? Va-t-il leur montrer son invention ? Va-t-il leur expliquer pour son double ? Va-t-il obliger Tom à fuir ? Tom a le tournis, il est sur point de s’évanouir.

Mais il entend des rires jaillir du dîner. L’Autre reprend « Non plus sérieusement, j’ai promis à un confrère de faire une conférence à ses élèves jeudi prochain. Ça fait longtemps que je n’ai pas fait ça, j’ai beaucoup travaillé sur ce que j’allais leur dire ». 

Tom sort de la cuisine et redescend au sous-sol. Il ferme la porte et s’allonge sur le matelas. Tom est sous le choc. L’Autre a une assurance si grande qu’il se permet de prendre de tels risques.


 

 

Chapitre 4 

Tom se fait réveiller brusquement par l’Autre.

« Lève-toi, lève-toi toute de suite, crie-t-il.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu fais ? demande Tom encore endormi.

— Qu’est-ce que tu foutais là-haut ? le coupe l’Autre.

— Je… je… je…

— Réponds ! hurle-t-il en prenant Tom par le col.

— Je voulais savoir… enfin…

— Qu’est-ce que tu cherchais ? Parle, je te dis ! Parle !

— Et bien que…

L’Autre le relâche violemment sur le lit.

— Tu as raison, restes muet. Tu n’es bon qu’à ça ces derniers temps : t’écraser, te taire, te rendre invisible. Continue de ne rien dire. »

Tom est sous le choc. Il n’a, de sa vie, jamais cherché à être au-dessus des autres, mais par son parcours et ses capacités, il l’a naturellement été. Sauf là. Là, il est en dessous. Il ne contrôle plus rien. Jamais on ne lui a crié dessus d’une manière si humiliante. Et c’est son double qu’il lui parle ainsi. L’homme qui est le plus proche de lui, avec la même histoire, les mêmes capacités. L’Autre.

« Qu’est-ce qu’il y a ? reprend l’Autre, tu es énervé ? Ça te perturbe qu’on te bouscule de cette façon. À qui la faute ? Regarde-moi, regarde bien mon visage, regarde qui je suis. Depuis le début, tu me vois comme un étranger. Après tout, j’ai pris la machine pour revenir dans le passé. Mais je vais te dire un truc que tu as du mal à intégrer : JE SUIS TOM LUBOIS. On le sait tous les deux, si tu es monté ce soir, c’est pour m’observer. Eh bien, tu as pu noter que je discute avec les autres, je vois mes amis, je m’intéresse à eux. Bref, je suis moi-même, je suis Tom Lubois. Mais toi, qui es-tu ? On me répète tout le temps que parfois je suis renfermé, timide, presque craintif, que je ne suis “plus le même”. Mais on sait tous les deux qu’ils ne parlent pas de moi en disant cela, mais de toi. De toi. Mais qui es-tu au juste ? Qui est vraiment la personne avec qui je partage mon laboratoire depuis des semaines ? Bien sûr, il ne fait aucun doute que tu es Tom Lubois. Mais par contre, je pense que tu es la mauvaise version de ce que nous sommes. Tu es l’incarnation de tout ce que j’ai toujours détesté chez moi. Et c’est uniquement de ta faute. »

L’Autre a raison. Tom aimerait bien le contredire ou même à son tour lui faire des reproches, mais tout ce qu’il dit est vrai. Il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Il a été méconnaissable ces derniers temps, il s’en rend pleinement compte maintenant. En agissant comme ça, de façon si réservée par rapport à son entourage, il s’est mis en danger. Ou plutôt, il les a mis en danger. 

L’Autre cherche quelque chose dans un tiroir. Tom, accablé, lui dit :

« Excuse-moi, je vais faire des efforts je te le promets.

— Je m’en fous de tes excuses. Ce que je veux, c’est être sûr que tu ne fasses plus de bêtises comme ce soir.

— Je n’aurais pas dû, je sais, je ne le ferai plus.

— Ça au moins j’en suis assuré, répond-il en se retournant avec une clef à la main, à partir de maintenant celui qui reste dans le laboratoire sera enfermé. Tu y vois un inconvénient ? »

Tom n’est pas en mesure de s’opposer à lui, pas après tout ce qu’il lui a dit. Sans un mot de plus, l’Autre sort en claquant la porte et la ferme à double tour. Tom se retrouve seul, bloqué dans son laboratoire. Il pleure. 

Il ne réussit pas à s’endormir pendant la nuit. Il est perdu. Il n’a pas été à la hauteur. L’Autre a réussi à rester lui-même, à rester Tom Lubois. Lui a échoué. Alors il se dit qu’il devrait le laisser continuer sa vie normalement, sans un double dans son sous-sol. Il devrait fuir. Fuir loin de cette maison, loin de ce laboratoire, loin de l’Autre. Mais où ? Il est la personnalité scientifique la plus populaire du monde. Où qu’il aille des gens le reconnaitraient. On risquerait de découvrir qu’il existe deux Tom Lubois. De plus, Tom est quelqu’un qui a besoin de ses proches, de son entourage. Il ne peut pas tout quitter.

Il n’a pas le choix, il doit relever la tête et affronter la situation.


 

 

Chapitre 5

Cependant, dans les jours qui suit, la situation ne s’arrange pas pour Tom. 

Pour commencer, il perd de plus en plus à l’impair-pair. Il continue de noter les résultats de chaque partie afin de comprendre la stratégie de l’Autre et renverser la tendance, mais cela n’a aucun effet. Ce dernier ne reste plus dans le laboratoire durant la journée, mais descend uniquement vers 18 h où il défit Tom à l’impair-pair pour remonter directement à chaque fois qu’il gagne. Ce qui correspond maintenant à 80 % des cas.

Tom passe alors de longs moments seul, recroquevillé sur le matelas humide à attendre que l’Autre revienne. Depuis la création de la machine, Tom n’a plus aucune motivation pour travailler. Il ne fait rien d’autre de ses journées que de patienter. Chaque jour se ressemble. Il en perd, d’une certaine manière, la notion du temps. Son unique moyen de déterminer le nombre de soirées qui s’est écoulé depuis sa dernière sortie est de se référer à son papier où il note les résultats de l’impair-pair. 

Il n’a plus l’appétit, la nourriture le dégoute autant que ces murs qu’il a trop vus. Il dort aussi très peu et lorsque le sommeil lui vient il est pris de terribles cauchemars. Durant ses délires, il imagine que l’Autre descend dans le laboratoire avec ses amis pour leur montrer le monstre qu’il avait créé : Tom.

Il reste jour et nuit coincé dans ce cachot, seul face à ses idées noires. Mais de temps en temps, il gagne. Il remonte alors dans sa maison en courant, se lave et rejoint des proches pour un dîner ou une soirée. Son enthousiasme s’arrête cependant très vite, car chaque sortie se transforme rapidement en enfer pour Tom.

La solitude dans laquelle il vit depuis des semaines l’ont rendu peu à peu asocial. Ne faisant rien de ses journées, il n’a rien à dire sur lui. Il cherche pourtant à mener des discussions comme il sait normalement le faire, mais l’inspiration lui manque. Il fait d’innombrables efforts pour être curieux, poser des questions, mais cela n’est pas naturel et le silence s’installe souvent dans ses conversations. Il est alors terriblement gêné. Dans ces moments, le regard des autres lui donne des nausées. Cela lui arrive même parfois, en plein dîner, de vouloir fuir et s’enfermer dans son sous-sol pour se protéger du monde extérieur qu’il ne comprend plus. Il a perdu toute complicité avec ses proches.

Pour ne rien arranger, Tom est témoin, presque chaque nuit, que l’Autre va bien : de plus en plus souvent, il revient accompagné de ses soirées. Tom se retrouve alors bloqué dans le laboratoire en devant écouter les cris émanant du coït de l’Autre et de la fille que ce dernier a ramenée. Pour Tom, c’est une preuve que, non seulement l’Autre est meilleur que lui, mais qu’en plus, il a évolué. Le Tom qui est là-haut était un Tom plus confiant et plus séduisant que ce qu’il a été avant la création de la machine.

Les semaines passent et Tom s’affaiblit. Son manque de sommeil le rend peu à peu aigri. Après chaque défaite, lorsqu’il se retrouve encore seul dans ce sous-sol aux murs gris, face à un plat sans goût, une fureur l’emporte. Durant ces états de rage, il en veut au monde entier : à ses amis qu’ils ne le comprennent plus, à ces filles qui tombe sous le charme de l’Autre, aux gens qui l’ont vu à la télévision et qu’ils le reconnaitraient s’il décide de s’enfuir de cette maison. C’était à cause de toutes ces personnes qu’il est bloqué dans cette cave. Mais c’est surtout la faute de l’Autre. Cet « Autre » qui est arrivé dans sa vie. Cet « Autre » qui le manipule, qui le juge. 

Cette colère grandit chez Tom. 

Un jour, alors que l’Autre vient encore de gagner à l’impair-pair, Tom lui dit d’un ton sec :

« Non, tu restes ici.

— Pardon ? 

— J’en ai marre, je ne peux plus continuer, ce soir, tu dors dans le laboratoire et c’est moi qui monte

— Pourtant tu connais les règles, c’est même toi qui les as décidées, réplique l’Autre

— Je m’en fous, tu restes là, dit Tom en s’énervant, j’en peux plus de cette salle, de cette bouffe pourrie, de ce matelas trop dur. Ce soir, c’est moi qui monte.

— Je ne crois pas, répond l’Autre d’un air hautain, d’une, j’ai gagné, et de deux, vu comment tu te comportes à l’extérieur, il vaut peut-être mieux que tu sois enfermé ici. Et pour longtemps ! »

Sur ces mots, Tom s’élance sur lui et le frappe au visage. L’Autre tombe et Tom en profite pour lui jeter un grand coup de pied dans la tête. Il s’agenouille alors sur lui et le rue de coups. Dans cette déferlante de haine, il relâche toute la frustration qu’il a vécue ces dernières semaines. Il veut qu’il souffre. La colère de Tom s’exprime enfin. Il souhaite reprendre le contrôle et il martèle cette envie sur la figure de son double.

Il s’arrête un instant et voit un large sourire sur le visage ensanglanté de son adversaire : l’Autre rit aux éclats.

« Qu’est-ce qui te fait rire ? crie Tom.

— C’est juste que je réalise des trucs, tu n’as pas idée à quel point c’est grotesque, s’esclaffe-t-il.

— Tu trouves ça drôle ? réplique Tom en relançant un coup de poing dans son bassin.

— Ouch… c’est vrai que je frappe fort, dit l’Autre riant aux larmes. C’est fini, enfin libre !

— Qu’est-ce qui est fini ? beugle Tom, explique-toi… »

Tom a crié si fort ces mots, qu’il sent soudainement une chaleur lui monter à la tête, ses muscles se crispent. Il tombe dans les pommes en s’écrasant violemment contre le sol. Il a épuisé ses dernières forces.

 

Il sort du néant et ouvrant difficilement les yeux, il est dans une douche, nu, les mains menottées. L’Autre, le visage cabossé, le rase. Tom est complètement perdu et a affreusement mal au crâne. Il se rendort et se réveille sur le matelas du laboratoire. Cette fois-ci, l’Autre l’habille. Vu son état, il l’a probablement drogué. L’Autre lui sert à manger. Il n’a pas la force de lutter.

« Avale » lui dit-il sèchement.

Tom replonge dans un sommeil lourd. Après quelques heures, peut-être même des journées, de torpeur profonde, Tom se réveille. L’Autre est là, assis sur une chaise en face de sa tête. 

« Ce n’est pas trop tôt ! » lance-t-il en attrapant Tom par le col.

Il le jette dans la cage en fer et verrouille la porte. La machine démarre.


 

 

Chapitre 6

La machine tremble fortement, Tom a la tête qui cogne de tous les côtés. La cabine se remplit rapidement d’une fumée grisâtre à peine respirable. Un sifflement aigu rebondit dans la cage mécanique. Tom veut sortir, mais il est coincé. Les parois continuent de vibrer de plus en plus fort. Soudainement, le crâne de Tom tape d’un coup sec contre le plafond et il s’écroule.

Lorsqu’il revint à lui, il est encore perdu dans le brouillard de la machine, mais le bruit a cessé. Il ne sait plus ce qu’il fait, allongé dans ce cube de fer. La porte est déjà ouverte. Il sort doucement et voit l’Autre qui lui fait face. Tom est très confus. 

Il n’ose regarder l’Autre dans les yeux. Il le craint maintenant au plus profond de lui.

Ce dernier lui pose une question, mais Tom, embrouillé, ne la comprend pas. Il répondit « 10 minutes » pensant qu’il lui demande combien de temps il a passé dans la machine.

En disant ces mots, Tom a un air de déjà-vu. 

L’Autre n’est plus le même, il parait moins sûr qu’avant. Du bruit se fait entendre à l’étage. Des gens sont rentrés dans la maison. Cela semble stresser son double.

 « Je crois que ça serait mieux si tu ne montais pas, ils ne savent pas du tout sur quoi je travaille, ça risque de leur faire un choc, suggère-t-il

— Pardon ? répond Tom, étonné que son double lui parle de cette façon

— Bah… tu ne penses pas que ce serait mieux si tu restais là ? » dit l’Autre timidement.

Tom comprend alors. En prenant la machine, il est remonté dans le temps, au jour de sa création. La personne qui lui fait actuellement face n’est pas l’Autre, mais lui le soir où son invention a été fonctionnelle. Depuis le début, en regardant l’Autre, Tom aurait dû voir son futur. C’est-à-dire la personne qu’il est maintenant. Tom était maintenant l’Autre. 

Il ne faut pas qu’il effraie Tom-du-Passé, et dit calmement : « Je comprends pourquoi un seul doit monter, mais pourquoi ce serait toi ? Ce sont aussi mes amis. »

Tom-du-Passé réfléchit. Il lui propose de jouer la soirée à l’impair-pair. Tom accepte. Il sait déjà ce que Tom-du-Passé va faire : il va montrer qu’un doigt comme lui-même l’avait fait ce jour-là. Il décide de jouer zéro pour le laisser gagner et ainsi pouvoir avoir la soirée pour réfléchir. 

Tom-du-Passé semble étonné de ce que Tom a joué. Pour ne pas éveiller les soupçons, Tom dit : « Je crois que le voyage m’a fatigué. C’est donc peut-être mieux que ce soit toi qui montes ! Reviens après le dîner, il faut qu’on organise tout ça.  ».

Une fois seul, Tom réalise pleinement la situation. Il s’est trompé sur l’Autre depuis le début, comme Tom-du-Passé est en train de se tromper maintenant. 

Tom a vécu avec son futur, l’Autre, et il va maintenant vivre avec son passé, Tom-du-Passé. 

Que va-t-il faire ? Quand il y réfléchit, un choix s’offre à lui : va-t-il oui ou non tout raconter à Tom-du-Passé ? Lui décrire l’humiliation que l’Autre lui a fait subir, les heures qu’il a vécues dans ce laboratoire jusqu’à en devenir fou, la distance qui s’est installée entre ses proches et lui. S’il le fait, Tom-du-Passé le croira sûrement, peut-être même qu’il compatirait. Mais après quoi ? Ils continueront de cohabiter éternellement ? Faire ce choix serait prendre le risque que le Tom-du-passé ait le dessus. Qu’il domine Tom comme l’a fait l’Autre.

Non, Tom comprend que le mieux pour lui est de ne rien dire. De se taire. De regagner des forces. De se reconstruire, de revoir ses amis et de mettre une distance avec son double. De se concentrer non pas sur son clone, mais sur sa propre existence. Il doit le laisser dans le doute et les questions qu’il a ou qu’il va avoir et prendre de l’avance sur lui. Après, il avisera. 

Tom sait déjà que ce que son double va être durement impacté par la conséquence de son choix. Mais il a vécu tellement de frustrations et de haine qu’il n’a maintenant aucun problème à faire souffrir quelqu’un pour une place qu’il lui est dû. 

Tom doit affaiblir Tom-du-Passé. Prendre l’ascendant physiquement et psychologiquement. Il en a pleinement les moyens. D’abord, il comprend exactement ce qu’il pense et ce qu’il ressent car il est passé par un état similaire. Mais il a aussi un avantage de plus. Dans sa poche, sur une feuille de papier plié, se trouvent inscrites toutes les parties d’impair-pair qu’il a faites avec l’Autre.

De la même manière qu’il a su ce qu’allait jouer Tom-du-Passé ce soir, il va pouvoir prévoir toutes les parties futures. 


 

 

Chapitre 7

Les jours suivants, Tom met tout en œuvre pour installer une routine dans sa cohabitation avec son double. Il répond de façon la plus brève et la plus floue possibles aux interrogations qu’il a. Tom sait que c’est ainsi que Tom-du-Passé ne contrôlera plus rien. Tom reste donc froid quand il lui essaye de lui parler de la machine. Peu à peu, Tom-du-Passé n’ose plus le questionner voyant que cela ne mène à rien.

Après toutes les nuits qu’il a passé dans ce laboratoire, Tom n’a maintenant plus aucun mal à y dormir. Il reprend rapidement des forces.

Il sait quand il va gagner à l’impair-pair et quand il va perdre. Il peut donc s’organiser, se préparer avant chaque sortie. Il revoit ses amis. Il retrouve sa confiance, redevient avenant et sympathique. 

Alors qu’il a remporté sa troisième victoire de suite, il décide de marquer le coup et invite beaucoup de gens pour un grand dîner chez lui. Il sait que cela perturbera un peu plus Tom-du-Passé.

Vers la fin du repas, il aperçoit l’œil de Tom-du-Passé à travers une faille de la cloison qui sépare le salon de la cuisine. Il comprend qu’il souhaite voir comment il s’en sort en public. Il veut donc l’impressionner et profite de la première occasion pour dire devant tout le monde qu’il a fini une machine à remonter le temps. Évidemment, personne ne le croit, mais il sait que cela va faire paniquer Tom-du-Passé.

Quand ses invités sont partis, Tom descend dans le sous-sol et crie violemment sur Tom-du-Passé. Cela lui fait du bien. Cela assoit un peu plus sa domination. Il lui impose une règle : celui qui reste dans le laboratoire y sera enfermé. 

À partir du lendemain, il décide d’accélérer les choses et de gagner la plupart des parties. De plus, il commence à ne faire plus aucun effort dans la préparation des repas, car il souhaite que le Tom-du-Passé perde l’appétit.

Enfin, pour faire croire à son double que sa vie est heureuse et épanouie, Tom revient accompagné chaque soir à la maison. Peu importe qui elle est, le but est que Tom-du-Passé voit à quel point il séduit, il est à l’aise. Il ne prend aucun plaisir à faire ça, mais il sait à quel point c’est déterminant pour l’état mental de Tom-du-Passé.

Un jour, Tom-du-Passé refuse de monter alors que ce dernier a, encore une fois, perdu à l’impair-pair. Tom lui fait une remarque de manière hautaine et ce qui rend fou son double qui lui saute dessus.

Alors qu’il lui frappe violemment au visage, Tom ne peut s’empêcher de rire : il réalise qu’il a vécu la même scène avec l’Autre. Sauf que maintenant, il est celui sous les coups. Maintenant, il est l’Autre.

Depuis qu’il est sorti de la machine, il a tout fait pour affaiblir Tom-du-Passé. C’est dans ce but qu’il a choisi d’agir comme il a fait ces dernières semaines. Il a volontairement décidé d’être ainsi. Son objectif était de dominer son double, de le rendre malheureux. Or aujourd’hui, sous la pluie de coups de Tom-du-Passé, il comprend qu’il a opéré, sans s’en rendre compte, exactement de la même façon que l’Autre l’avait fait. Sans le réaliser pleinement, la boucle temporelle a été respectée. Il trouve ça hilarant. 

L’Autre est lui et lui est l’Autre.

 « Qu’est-ce qui te fait rire ? crie Tom-du-Passé.

— C’est juste que je réalise des trucs, tu n’as pas idée à quel point c’est grotesque, s’esclaffe Tom.

— Tu trouves ça drôle ? réplique Tom-du-Passé en relançant un coup de poing dans le bassin de Tom.

— Ouch… c’est vrai que je frappe fort, dit Tom riant aux larmes. C’est fini, enfin libre !

— Qu’est-ce qui est fini ? hurle Tom-du-Passé, explique-toi… »

Tom-du-Passé tombe d’un coup. Il a épuisé ses dernières forces. Tom se relève péniblement. 

Il s’occupe de Tom-du-Passé. Il le lave, le nourrit, le surveille. Après quelques jours, quand il reprit conscience pleinement, Tom l’attrape par le col et le jette dans la cage de fer en programmant la date au jour de la création de son invention. Tom appuie sur le bouton et envoie son double dans le passé.

Quand la machine redevient calme, Tom pousse un cri. C’est fini. Enfin. 

Mais un stress soudain le prend. Il ne faut pas que ça se reproduise. Il doit agir vite. Il attrape la première chose qui lui vient sous la main et éclate l’unité centrale de l’appareil. Puis il renverse violemment les bouteilles de gaz. Dans son excès de panique, il court chercher un bidon d’essence et asperge tout son laboratoire. Il craque une allumette, la lance, et sort. Les flammes se propagent très vite. Le sous-sol, puis la maison prennent complètement feu. 

Tom est maintenant sur la route, au milieu des curieux qui sont venus voir ce qu’il se passe. Tom sourit. C’est fini.


 

 

Épilogue

Lorsque le feu a été complètement éteint, des policiers ont fait des recherches dans les débris de la maison et ont découvert que l’incendie avait été volontairement provoqué. Tom n’a rien nié, mais il n’a donné cependant que peu d’explications. « C’était juste pour que mon futur n’apparaisse plus » n’a-t-il cesser de répéter aux inspecteurs, puis aux médecins. On l’a soupçonné d’avoir fait une tentative de suicide. Une fois encore, il n’a rien contredit. On l’a placé dans un centre psychiatrique. Il y est resté sept ans.

Durant toute cette période, il a alterné entre des phases de grande joie et de grande peine. Selon les psychologues, il souffrait de « troubles de bipolarité liés à des épisodes chroniques de culpabilité ».

Il n’a jamais parlé clairement de sa machine et de l’histoire qu’il avait vécue. 

Des médecins ont découvert une tumeur cancéreuse à son hémisphère droit. Lorsqu’on lui a annoncé la nouvelle, il a calmement dit, « c’est le temps, à force de vouloir le dépasser, il revient vous voir et vous montre sa force ».

Il est mort 3 mois plus tard.

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