La Société des Anges

La Société des Anges est une nouvelle/série littéraire que j'ai écrite entre 2016 et 2018. Elle a été publié jusqu'en juillet 2023 chez Doors, maison d'édition/application, qui se veut le "Netflix du livre"

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Bonne lecture

 

 

 

 

 

 

 

La Société des Anges

 

Un histoire de Jean Keuma

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 


 

 

La Société des Anges

Episode 0 — Le Role des Anges

Episode 1 — La rencontre des Sujets

Episode 2 — L’observation des Anges

Episode 3 — La cérémonie des Dieux

Episode 4 — Les sept jours de grâce

Episode 5 — La Première Attaque

Episode 6 — L’isolement des Sujets

Episode 7 — Le Dieu est dans les détails

Episode 8 — Le Paradis Perdu

Episode 9 — La Société Anonyme

Episode 10 — L’illusion des choix

Episode 11 — L’enfer sans les autres

Episode 12 — Le dernier test

Episode 13 — La fin de la mission

Episode 14 — Le saut de l’Ange

 


 

 

 

Episode 0 — Le rôle des Anges

 

T’as déjà vu saigner un ange ?

L’ange que tu ne voyais pas cultivant l’amour en soi

Cueillant des mydriases un soir

Message aux anges noirs

Dooz Kawa - Message aux anges noirs

 

Ma mission est terminée.

Je m’allume une cigarette et me lance dans une dernière relecture de mon rapport. Deux cents pages qui décrivent les actions menées depuis maintenant plus d’un an. J’y lis les horreurs que j’ai commises, et cela me dégoute.

Je travaille pour la Société des Anges. Cette entreprise a un surnom, mais pas de nom. Elle n’est inscrite sur aucun registre. Elle n’apparait nulle part. Une société de l’ombre. Mais une société tout de même avec son directeur, ses comptables, ses commerciaux, et ses opérationnels – comme moi – qu’on appelle les Anges.

Nous sommes des Anges car nos clients sont des Dieux : de riches héritiers, d’importants hommes d’affaires, des politiques puissants. Des personnes qui ont du pouvoir et qui en veulent plus. Et c’est exactement ce que ma société leur propose : avoir le pouvoir d’un Dieu, le pouvoir de vie ou de mort. Nous présentons à nos clients différents individus qu’ils ne connaissent pas, et une fois qu’ils ont choisi une victime – on préfère le terme de Sujet – nous mettons tout en œuvre pour que cette dernière connaisse le malheur absolu. Il faut que cette personne soit plongée dans les idées les plus noires, qu’elle n’ait aucune issue. Alors, une fois à terre, seul le Dieu qui a demandé sa chute a le pouvoir de décider de son sort.

C’est un travail immoral ? Oui. Peut-être même le pire de tous. Mais tous les métiers sont immoraux : que ce soient les gentils agriculteurs qui détruisent nos campagnes à coup de pesticides, les bons policiers qui obéissent aveuglément à leurs supérieurs, les sympathiques boulangers qui ne déclarent pas le quart de leurs revenus, aucun métier ne peut être exercé de manière éthique. C’est ainsi. Dans ce monde, pour survivre il faut faire des choses contraires à ses valeurs. Les agriculteurs, les policiers, les boulangers travaillent juste à leur survie. Et c’est pareil pour moi, je n’ai pas le choix. Mon travail, aussi écœurant qu’il soit, est ma seule voie de survie. 

Je repense aux hommes et aux femmes que j’ai détruits. Aux vies que j’ai brisées. À chaque mission, je vais de plus en plus loin dans la noirceur. À chaque fois, mon horreur grandit. Mais à chaque fois, le cycle funeste reprend : je présente un Sujet, un Dieu le choisit, il finance la mission, je fais mon travail d’Ange. De Sujet en Sujet, je m’améliore. Ma stratégie est plus efficace, mes actions plus percutantes. Cela a été particulièrement vrai pour cette mission : son exécution a été proche de la perfection. Mais il est une conséquence que je n’avais pas envisagée : il s’agissait de ma dernière. Il me reste encore une chose à faire au sein de la Société des Anges, mais bientôt ce cycle funeste s’arrêtera. Ça ne sera pourtant que le début d’une nouvelle ère de désolation.

Mon rapport est sous mes yeux, mais j’ai arrêté de le lire. Je repense à ce qu’il s’est passé depuis plus d’un an, à la mission que j’ai menée pour faire chuter un homme. 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

Episode 1 — La rencontre des Sujets

 

Quest-ce quon sen fout de tes malheurs, 

Que taies un cœur ou pas sous ldébardeur

Puis tas beau être saoulé par Dieu, 

Il peut te sauver ljour où une salope te fait goûter ltaser

Oui le monde est un visage qui pleure

Des cheveux en nuages et des yeux arc en ciel

Georgio - Rope a Dope

 

Quand je ne suis pas en mission, je sillonne la ville au volant d’un taxi. Toutes les nuits, je fais le tour des boîtes de nuit, des restaurants branchés, des bars mondains pour ramener les gens chez eux.

Ce métier me permet de blanchir l’argent que je touche grâce à mes missions d’Ange. Vous vous doutez bien que je ne déclare pas un métier qui consiste à rendre malheureux des gens désignés. Il me permet aussi de me tenir au courant de l’atmosphère de la ville, des évolutions des modes de vie, des dernières tendances et habitudes. Cela m’est très utile dans mon travail, mon vrai travail. Pour détruire quelqu’un de l’intérieur, il faut comprendre comment il fonctionne, et pour cela il faut comprendre son époque. Je n’ai rien à faire de particulier, les gens montent dans mon taxi et je me tais. Moins je parle, plus ils m’oublient. J’enregistre alors les altercations des couples, les résumés des soirées, le désespoir des solitaires. Toutes leurs histoires me dessinent le visage de la société.

Il y a une dernière utilité à ce métier, c’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle je parcours la nuit à bord de mon véhicule : trouver de potentiels Sujets.

Chaque année, le 24 décembre, ma société fait réunir les Dieux et nous leurs proposons différents Sujets à rendre malheureux. Des gens qu’ils ne connaissent pas, qu’ils n’ont jamais vus, mais dont la vie leur est décrite dans les plus intimes détails. Les clients enchérissent alors pour financer les missions. S’ils gagnent l’enchère, ils pourront suivre la chute du Sujet et décider de son sort. Du côté des Anges, nous ne pouvons proposer qu’un seul Sujet. Il faut donc bien le choisir. 

Pour offrir le bon produit, il faut bien connaître la demande. Connaître les Dieux. 

Mais qui sont les Dieux ? C’est une question difficile car leurs profils sont assez variés : banquiers, jeunes héritiers, artistes, hommes politiques, sportifs professionnels... Leur seul point commun, c’est d’être assez riches pour financer les coûteuses missions de la Société des Anges. Ce qui ne veut pas dire que leur sadisme s’explique par leur richesse. Au contraire, j’ai croisé une telle diversité de Dieux au cours de mes différentes missions que j’ai fini par me faire à l’idée que n’importe qui prendrait du plaisir à voir chuter un homme s’il en avait les moyens.

Qui sont les Sujets ? Il n’y a pas de restrictions : femmes, hommes, vieux, jeunes, riches, pauvres. Tout le monde peut être choisi. Tout le monde. Mais chaque Dieu a ses préférences, et un Sujet est rarement choisi au hasard.

J’ai rencontré le Sujet de la mission dont je finalise le rapport le 6 décembre de lannée dernière. Cétait un jeudi soir pluvieux. Je roulais avec mon taxi quand une femme dune trentaine dannées ma arrêté en bas de lavenue de Clichy. Il était environ 20h, elle était brune et avait le visage fermé. À ses pieds, un volumineux bagage mal fermé laissait dépasser une couronne de fleurs. Elle m’a demandé de la conduire à la Gare du Nord. Dans sa main droite, elle tenait son téléphone et sa carte didentité.

Jen ai déduit rapidement quelle partait pour un week-end à Londres, dans le cadre d’un enterrement de vie de jeune fille et quelle avait hésité à y aller. À sa tenue, son visage, ses affaires, tout laissait à penser quelle était célibataire et que la perspective de fêter la joie dune énième amie fiancée ne lenchantait guère.

Quel type de Dieu serait intéressé par ce profil ? Des Dieux qui raffolent des Sujets féminins, surtout quand elles sont seules. En général ce sont des Dieux âgés qui ont joui du pouvoir toute leur vie, en politique notamment.

Cependant, elle paraissait déjà trop malheureuse pour être un bon Sujet. Les missions trop faciles déçoivent toujours les Dieux.

J’ai déposé la jeune femme à la gare et j’ai pris la rue de Dunkerque où un homme dune quarantaine dannées m’a adressé un furtif signe de la main. Il est monté dun air assuré, suivi dune femme. Alors quil mindiquait une adresse près de République, j’ai vu à la façon dont elle consultait compulsivement son téléphone qu’elle était stressée. Des cernes soulignaient ses yeux, ce qui contrastait avec le visage frais et souriant de son mari.

Il semblait que ce couple venait davoir un enfant, leur premier, et que les premiers mois de leur chérubin avaient épuisé la jeune femme, alors que son mari navait manifestement rien changé à son mode de vie. Leur conversation m’a fait comprendre que c’était la première fois quils confiaient leur enfant à une baby-sitter, ce qui perturbait la femme mais en aucun cas le mari qui la priait de se détendre. Jai rapidement eu lintuition quil me manquait un détail. J’ai observé avec insistance ce couple dans le rétroviseur afin de voir ce que javais manqué, mais rien ne mest apparu. Il m’a fallu cinq bonnes minutes pour comprendre que ce nétait pas sous mes yeux que quelque chose méchappait, mais sous mon nez : il y avait dans la voiture non pas une, mais deux odeurs de parfum féminin. La première, très marquée, était sucrée, assez ronde, il sagissait du parfum de la femme, qu’elle venait de mettre. Mais derrière, de manière très discrète, se cachait un deuxième parfum. Noa, de Cacharel. Je le connais par cœur, c’est celui de mon ex-femme. Je pourrais le reconnaître entre mille. Cette odeur venait du mari. Alors que son premier enfant venait de naître, il trompait sa femme.

Les Anges peuvent présenter des couples devant les Dieux, à la condition quils naient pas denfant de moins de cinq ans. Si cest le cas, seul un membre du couple peut être le Sujet de la mission et lAnge doit en plus sassurer que lautre et le ou les enfants mènent une vie heureuse. Cest la seule limite dans le choix des Sujets.

Dans le cas qui métait présenté, il était assez clair que jaurais choisi le mari. Mais à cause de linfidélité de ce dernier, la mission aurait pris une tournure morale. Or les missions avec une teneur morale nintéressent que des nouveaux Dieux qui financent des missions pour la première fois. Ces derniers, encore novices dans la Société des Anges, nosent pas mettre beaucoup dargent, cela rapporte donc très peu.

Après avoir déposé le couple, j’ai parcouru les grands boulevards jusquà être arrêté près de Saint-Lazare par un homme corpulent, plutôt âgé, qui m’a donné ladresse dun restaurant dans le septième où il avait réservé une table. Son visage creusé ma indiqué quil sagissait dun homme qui avait beaucoup travaillé. Je limaginais avocat daffaires, mais je pouvais me tromper. Une marque à son annulaire gauche m’a permis de comprendre quil était divorcé. Il était très apprêté avec, je dois dire, beaucoup de goût. Il allait sans aucun doute à un rendez-vous galant.

Ce genre de Sujet intéresse beaucoup les jeunes Dieux. Des Dieux qui ont hérité dénormes fortunes, qui nont jamais travaillé et qui prennent du plaisir à voir chuter un homme qui a gagné tout ce quil possède grâce au fruit de son labeur. Ce genre de Sujet correspond à des missions très lucratives, mais qui demandent énormément de travail, et je dois avouer que ces profils ne sont absolument pas ma spécialité.

Je suis remonté vers Opéra et jai garé mon véhicule. Depuis deux mois, je quadrillais la ville avec mon taxi (que je transformais la plupart du temps en VTC) à la recherche du Sujet idéal, et pour linstant je navais encore rien à proposer. Ce Sujet idéal devait intéresser les Dieux les plus riches, les plus anciens. Des Dieux qui ont déjà financé de nombreuses missions, qui savent ce dont la Société des Anges est capable, et qui veulent des missions de plus en plus compliquées. Avec surtout aucun aspect moral. Jessayais de définir un profil type. Il fallait quil soit jeune et plein davenir. Quil soit entouré, soutenu, aimé. Quil soit (ou quil ait lair) heureux. Mais surtout il fallait que ce soit une personne correcte, sans vices trop marqués. Il me fallait un gentil. Ou même une gentille, le genre nétant pas un critère.

Il me restait trois semaines avant la cérémonie. Je navais jamais été aussi en retard dans la recherche dun Sujet de toute ma carrière. Je pensais aux autres métiers de lombre quexerçaient mes collègues Anges : serveur, voiturier, chauffeur de bus... Est-ce que ce sont des métiers plus efficaces pour trouver le Sujet idéal ?

Après avoir pris un dîner rapide, je suis remonté dans ma voiture.

Il était un peu plus de minuit. Un jeune homme sortait d’un bar près de Bourse et souhaitait rentrer chez lui, au 4 de la rue Rochechouart dans le neuvième arrondissement de Paris. Assis sur la banquette arrière de mon véhicule, il téléphonait à quelqu’un qui paraissait être son colocataire.

 

Retranscription de l’enregistrement du 7 décembre 2018 à 00:16 – libellé : première rencontre avec le Sujet.

« Oui, Antoine c’est moi. Je suis parti de l’anniversaire de Marine, je suis dans un taxi, je rentre… oui je suis déjà parti… je sais… oui mais j’ai du boulot demain, j’ai une réunion à 8h… oui enfin bref, on s’en fout… oui… du coup, je suis chaud pour que tu ne fasses pas trop de bruit en rentrant… haha, je dis ça parce que rien qu’au téléphone je sens que t’es rond comme un ballon, mon vieux… non mais t’inquiète… il n’y a aucun problème… non je ne peux pas dormir chez Anna, elle doit taffer son dossier pour son échange… oui à l’étranger… oui… mais là, c’est pas le sujet… voilà… ne fais pas trop de bruit… Non, samedi faut que je bosse, et le soir j’ai promis à Anna que je la verrai… Oui, on se retrouve dimanche pour le match.

Merci Monsieur, déposez-moi là. Bonne soirée… »

 

J’ai tout de suite senti que j’avais là un Sujet qui pouvait être intéressant. Il travaillait a priori dans un environnement stressant. Il paraissait en décalage avec ses amis et surtout avec son colocataire. Il semblait attaché à sa petite amie. Bref, c’était un homme dont la vie sur le papier était heureuse : un jeune cadre avec des amis, une petite amie et les moyens de rentrer en taxi pour éviter un trajet qui lui prendrait douze minutes à pied. Mais dont la chute pourrait être simple. Cerise sur le gâteau, il avait l’air compréhensif et aimable. Il correspondait exactement à ce que je cherchais : c’était un homme bon.

 


 

 

Episode 2 — L’observation des Anges

 

Les hommes sont des hommes pour les hommes et les loups ne sont que des chiots
 Alors on agonise en silence dans un cri sans écho
 Et même si la technique avance, elle ne changera pas la déco
 On a grandi avec le poids de nos démons sur le roc des coteaux

Gaël Faye - TV

 

Lorsque je m’intéresse à des Sujets, j’enquête par étape. À chaque étape, si mon intuition est confirmée, je passe à la suivante.

Après l’avoir déposé à son adresse, j’ai garé ma voiture et je suis rentré dans son immeuble. J’ai observé quel appartement était encore allumé ainsi que tous les noms inscrits sur les interphones. En revenant chez moi, j’ai comparé les noms à ce que je trouvais sur internet et j’ai découvert son identité : Arthur Gutain. J’ai alors sillonné toute sa vie en ligne. Grâce aux réseaux sociaux, j’ai eu accès à beaucoup de ses photos, aux noms de ses principaux amis, à son parcours scolaire, à son poste actuel. C’était quelqu’un qui filtrait ses informations sur internet, donc la tâche pouvait être compliquée. Mais un élément m’a bien aidé : sa petite amie, Anna Dubois, laissait toutes ses informations disponibles à qui voulait. De plus, si Arthur était prudent sur sa vie privée, il ne l’avait pas toujours été. J’ai pu retrouver des anciens forums et blogs sur lesquels il était activement intervenu étant plus jeune. Je l’ai aussi suivi pour observer son quotidien.

J’ai appris alors qu’Arthur avait vingt-cinq ans, qu’il venait de Bordeaux, qu’il habitait à Paris depuis son entrée à l’ESSEC, une grande école de commerce parisienne, qu’il s’était tourné vers le secteur de la finance d’entreprise. Il travaillait actuellement chez MA Consulting, cabinet de conseil en fusion-acquisition parmi les plus actifs du secteur. J’estimais son salaire annuel à 67 000 euros par an. J’ai compris qu’il avait grandi dans un milieu plutôt aisé, qu’il était passionné de football, qu’il en avait fait pendant de nombreuses années dans un club à Bordeaux. Sur le plan personnel, je savais qu’il sortait avec Anna Dubois depuis un an.

Pour l’instant, le profil collait parfaitement à ce que je recherchais.

 

J’ai décidé d’aller plus loin. Je suis retourné dans son immeuble et, avec un logiciel de piratage de mot de passe, j’ai pu me connecter à son Wi-Fi. J’ai eu accès à son historique internet, ainsi qu’à sa boite email liée à son navigateur web. Les principaux sites que les gens de son âge utilisent, comme Facebook, Twitter, YouTube, sont, contrairement à ce qu’on pense, assez sécurisés. Dès qu’on a rentré deux mauvais mots de passe, le service se bloque. Cependant, de nombreux sites sont beaucoup moins vigilants. J’ai pu voir qu’Arthur allait beaucoup sur un site d’informations liées au football et qu’il y possédait un compte d’adhérent. J’ai pu demander à ce que son mot de passe soit envoyé à sa boite email, auquel j’avais déjà accès. Son mot de passe était « GIRondin91 ». Comme beaucoup de gens, Arthur utilise le même mot de passe partout. J’ai eu alors accès à tous ses principaux réseaux sociaux. 

Je savais quelles étaient ses relations avec ses amis, sa famille, ses collègues de travail. J’ai pu découvrir que c’était Sophie Mouché, amie d’Arthur depuis le lycée, qui avait fait se rencontrer Arthur et sa copine : Anna et Sophie étaient toutes les deux étudiantes en architecture dans la même école. Arthur voyait principalement ses amis de Bordeaux comme Sophie mais aussi Antoine, meilleur ami et colocataire d’Arthur, qu’il avait rencontré au collège. Ce groupe d’amis était constitué d’une dizaine de personnes. Ils étaient très liés et organisaient souvent des week-ends chez Stéphane Boujant, en Haute-Normandie. Cependant, Arthur continuait aussi à voir ses amis d’école de commerce comme Alexandre, Mathilde, et Florian. Arthur avait un frère, Maxime, de deux ans son cadet, qui faisait ses études à Toulouse. Les parents d’Arthur passaient une grande partie de leur temps à l’étranger à cause du métier de sa mère, ingénieure dans le secteur du pétrole. Son père, journaliste, suivait à chaque fois sa femme dans les pays où elle allait et trouvait sur place un travail dans un journal local ou national. J’avais par ailleurs accès à son compte en banque en ligne et je pouvais ainsi voir quelles étaient ses principales dépenses. 

En analysant toutes les conversations qu’il avait par Facebook, email et WhatsApp, j’ai pu voir qu’Arthur se plaignait légèrement de son travail à cause du stress et des horaires. Qu’il voyait moins ses amis, mais qu’ils étaient très importants pour lui, qu’il était très amoureux de sa copine et que cette dernière allait probablement partir un an à l’étranger dans le cadre de ses études. Je savais qu’Arthur n’osait pas lui dire qu’il voulait qu’elle reste. J’ai pu fouiller et comprendre qu’Antoine, son colocataire, était un jeune kinésithérapeute qui travaillait en maison de retraite, qu’il faisait beaucoup la fête, et qu’Arthur et lui étaient parfois en froid à cause de leur rythme de vie différent, mais qu’ils étaient pourtant toujours très bons amis. À partir de toutes les discussions qu’avait Arthur, j’ai eu la confirmation qu’il était un garçon flexible et attentionné. Un parfait Sujet.

À ce moment-là, je savais que j’allais présenter Arthur à la cérémonie des Dieux du 24 décembre. Cependant, il me fallait plus d’informations pour attiser leur curiosité. 

Pour cela, il me fallait les clefs de chez lui. J’ai suivi son colocataire en boîte de nuit. Lorsqu’il a déposé ses affaires au vestiaire, j’ai noté son numéro pour récupérer son manteau avant lui. Je suis sorti de la soirée, j’ai rejoint une camionnette à l’arrière de laquelle attendait le serrurier de la Société des Anges. En moins de dix minutes, nous avions un double. Je suis revenu dans la boîte de nuit, j’ai remis le manteau au vestiaire en prétendant m’être trompé de numéro et je suis parti. Le lundi d’après, alors qu’Arthur et son colocataire étaient chacun à leur travail, je suis rentré chez eux. J’ai pu alors installer un logiciel de suivi sur son ordinateur personnel et l’ordinateur de son colocataire, et mettre un micro dans toutes les pièces. J’en ai profité pour observer sa chambre. Une chambre en dit beaucoup sur son propriétaire. Sauf qu’à ce moment de mes recherches, je connaissais déjà bien Arthur. C’est donc sans surprise que j’ai vu une chambre rangée et propre, assez confortable. En plus de cela, j’ai envoyé une suggestion de mise à jour de système d’exploitation aux portables d’Arthur et de ses principales relations. J’avais accès, pour ceux qui avaient accepté la mise à jour, à leurs positions, à leurs micros, à leurs caméras.

Depuis chez moi, je pouvais suivre Arthur à la trace. J’ai transmis toutes ces informations à ma société qui les a compilées pour que les Dieux puissent avoir accès à son dossier avant la cérémonie.


 

 

Episode 3 — La cérémonie des Dieux

 

Massure que cest par méprise que je trippe avec les anges

Et menvoie aussitôt vers les flammes et puis la fange

MC Solaar – Solaar pleure

 

Le 24 décembre au matin, le soleil n’est pas encore levé mais je suis déjà debout chez moi. Je n’arrive pas à dormir. Malgré la confiance que j’ai en mon Sujet, je suis stressé. Je fais les cent pas, je bois des litres de café. Mais ce n’est pas suffisant, je descends au tabac à côté de chez moi pour acheter un paquet de Gitanes. Cela fait des années que j’ai arrêté de fumer, mais là j’en ai besoin. Je remonte chez moi, je reprends un café, je relis mon discours et, évidemment, je consulte mon ordinateur pour savoir ce que fait Arthur. 

Le GPS de son téléphone m’indique qu’il est à la Brasserie Barbès. Il a réservé une table trois jours auparavant pour un brunch (Appel passé le 21 décembre 2018 à 15h34 depuis son bureau). Il y est avec Anna, sa copine. Il va lui offrir le bracelet qu’il a commandé le 6 décembre sur le site swarovski.com. Je devine aussi ce dont il va lui parler : son boss lui a envoyé un email hier à 23h46 pour lui indiquer qu’il avait fait du « très bon boulot ces derniers mois » et que son travail allait être moins stressant au prochain semestre. Je sais qu’il a été touché par cet email car dix minutes plus tard, il en a parlé à son colocataire lui disant qu’il sera « beaucoup plus dispo pour faire la fête à partir de maintenant » (enregistrement audio du 23 décembre 2018 à 23h58 dans la cuisine d’Arthur). Ils ont, dans la foulée, réservé des places pour le concert d’Odezenne, groupe de rap bordelais jouant à l’Elysée Montmartre en avril (réservation faite via l’ordinateur d’Arthur sur le site Fnac.com). 

Après le brunch, Arthur prendra le train de 15h39 pour Bordeaux (billet réservé depuis l’application dédiée de son téléphone). Il va rencontrer son ami Paul vers 18h pour prendre un verre rue Furtado, puis il rejoindra en bus l’appartement de ses parents.

 

Ma montre indique 14h, je prends mon sac et je pars. 

La cérémonie se passe chaque année au même endroit, dans des souterrains de Paris, je ne sais pas exactement où. Peut-être sous le Jardin des Tuileries, mais je n’en suis pas totalement sûr. Chaque Ange a un chemin bien défini pour accéder au lieu, pour des raisons de confidentialité. Certains doivent se faufiler dans des bouches d’égout, d’autres y ont accès par des couloirs condamnés du métro ou encore, comme moi, par des caves d’anciens immeubles haussmanniens. 

 

Arrivé devant le 24 de la rue Argenteuil, je tape machinalement le code de l’immeuble et me dirige vers la porte rouge de la cave commune, au fond de la cour. Je referme derrière moi, j’allume ma lampe de poche, je dévale les escaliers. Je marche d’un pas vif de couloirs en couloirs, j’ouvre une vieille porte en bois, je reprends des escaliers, je me glisse dans un long passage étroit, puis un autre. Plus j’avance et plus je dois me baisser pour continuer. Je ne réfléchis pas, mes pas me guident dans cette interminable galerie d’escaliers que j’arpente chaque année. J’arrive enfin dans un corridor de pierre, lorsque j’entends un bruit. J’allume devant moi et vois un homme assis par terre. Il est déjà habillé de la toge blanche que les Anges doivent porter pour la cérémonie, mais il n’a pas encore son masque. Je reconnais son visage. C’était l’élève d’un ancien collègue Ange. Il va effectuer sa première mission tout seul. Je m’assois près de lui. Je sors mon paquet de cigarettes et lui tends. Sans rien dire, il en prend une d’une main tremblante. Il doit avoir dans les vingt-quatre ans, peut-être même moins. Je sais ce qui se passe dans sa tête. Il a enduré des choses terribles pour obtenir ce poste. Maintenant, il doute. Il va assister à sa première cérémonie, il va présenter une personne innocente devant une assemblée et cette personne va voir sa vie détruite. Il a toutes les raisons de douter. Il sanglote. Je regarde l’heure, nous sommes en retard, mais peu importe. Je reprends une cigarette. Je le regarde. Après un temps, je me lève. 

« Tu devrais mettre ton masque, cela effacera tes hésitations », lui dis-je. Il s’exécute. Son masque dessine un visage à l’expression neutre peinte en rouge. Le visage est tellement impassible qu’il est possible de l’imaginer aussi bien hilare que totalement désespéré. C’est effrayant à regarder. Il le couvre avec la capuche de sa toge blanche. Je m’habille aussi. Mon costume est similaire au sien, à la différence que le mien est plus usé. Nous marchons sur encore cent mètres avant d’arriver devant une porte blindée. J’introduis ma clef et j’ouvre la porte.

Nous traversons une galerie où des inscriptions sont gravées sur les murs et le plafond. Le jeune homme qui me suit les regarde avec attention et découvre des dates ainsi que des noms. Il comprend qu’il s’agit de toutes les missions qui ont été réalisées. 

« 1865 ? Je ne savais pas que la Société des Anges était aussi ancienne », dit-il. Je ne réagis pas. Il lit à haute voix des noms d’Anges et de Sujets qui lui tombent sous les yeux. Je continue d’un pas assuré à remonter ce long chemin au travers de dates de plus en plus contemporaines. Des torches en feu ponctuent notre parcours. Les gravures autour de nous indiquent maintenant les missions de 1995, puis de 1996, puis de 1997. J’accélère le pas.

« Dis-moi, c’est quoi ton nom ? » me demande-t-il, amusé. 

Je ne réponds pas, je continue à marcher tout droit sans me retourner. Je suis terriblement tendu, j’écrase dans ma poche mon paquet de cigarettes. Il insiste. Je me retourne alors brutalement, l’agrippe par le col de sa toge et le plaque contre le mur.

« Je sais ce que tu cherches. Tu cherches à trouver mon nom écrit sur ce mur pour voir mon historique. Peut-être même que tu cherches la mission par laquelle tout a commencé pour moi. Écoute-moi bien : on ne parle pas de ce genre de choses ici. Si un Ange veut te dire un truc sur lui, il te le dira. Mais ne demande jamais rien. Et surtout, n’oublie pas : on a beau s’entraider entre Anges, se comprendre, nous ne sommes pas des amis. Nous ne sommes pas faits pour avoir des amis. » Je le relâche violemment, son masque tombe dans la poussière. 

Je reprends mon chemin et regrette immédiatement ma réaction. Il n’a pas dû la comprendre. Cela mettra du temps avant qu’il la comprenne.

Le couloir se termine enfin. 

« Vous êtes en retard, il ne manque plus que vous », nous crie l’Archange, le directeur de la Société des Anges, qui nous attendait derrière une épaisse porte d’acier. « Les Dieux sont sur le point d’arriver, dépêchez-vous. » Il est habillé d’une longue toge noire et d’un masque similaire aux nôtres, mais coiffé de volumineux bois de cerf. Mon camarade se dépêche de le suivre. Je prends mon temps, les Dieux pourront m’attendre. Je dépose mon sac dans une petite crypte située sur la gauche où d’autres affaires sont déjà empilées, puis je parcours un long couloir humide pour les rejoindre. 

J’entre alors dans la salle de cérémonie, un immense amphithéâtre creusé dans la pierre. Du plafond pendent une dizaine de lustres de bougies propageant dans la salle une lumière chancelante. Au centre de la pièce se trouve une scène ovale encerclée de hauts gradins où sont disposés sur cinq niveaux une centaine de fauteuils imposants. L’endroit est vertigineux par sa hauteur. Sur la scène, mes collègues sont déjà disposés en cinq lignes distinctes. Je me joins à celle du fond et jette un coup d’œil à mon voisin. L’Archange monte sur une tribune en face de nous, devant une assemblée encore vide. 

Soudain, un roulement de tambour éclate du fond des coulisses. Il lève alors les bras au ciel en criant :

 

« Vénérables Dieux, moi, l’Archange, je vous prie

De bien vouloir rejoindre les Anges ici,

Pour nous montrer votre force et votre puissance

Sur le négligeable, sur l’insignifiance. »

 

Les percussions deviennent de plus en plus fortes. Mes collègues et moi-même reprenons machinalement en chœur :

 

« Pour nous montrer votre force et votre puissance

Sur le négligeable, sur l’insignifiance. »

 

Je me tourne vers les coulisses et vois l’imposante machinerie se mettre en route. Des chaînes, des poulies, des cordes s’activent. Le toit de l’amphithéâtre s’ouvre, laissant échapper une éblouissante lumière qui tombe sur nous. Une passerelle se détache du centre du plafond et lévite dans l’air en dessinant de grands cercles. Pendant que le bruit s’accélère, des centaines de toges rouges vives descendent chacune leur tour de la passerelle pour rejoindre les fauteuils. Ils portent sur leurs épaules des masques colossaux d’animaux plus vrais que nature : des têtes d’aigle, de lions, de léopard, ou encore de loups. Puis le fond sonore s’arrête et le temps reste suspendu. Plus personne, dans cet immense hémicycle, ne bouge. Nous sentons ces taches rouges prêtes à fondre sur nous dans un silence étouffant. 

L’Ange en face de moi tremble de toute part. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit du jeune que j’ai trouvé à l’entrée, et qu’il est impressionné par ce folklore. Je le comprends. Je l’étais moi aussi, au début. L’Archange reprend la parole : 

 

« Anges, c’est à vous maintenant de disparaître,

Pour revenir chacun votre tour présenter,

Les piètres Sujets, les misérables êtres,

Que les vénérables Dieux vont étudier. »

 

Nous sortons alors de la scène par les coulisses. Installés dans les alcôves situées autour de l’amphithéâtre, nous enlevons nos masques. Je retrouve des visages connus, notamment Victoire, une camarade de longue date. Nous plaisantons sur l’absurdité de cette mise en scène, sur le délire ridicule de ces nantis. Nous les insultons sans limite. Nous imitons notre boss, l’Archange. Nous nous donnons des nouvelles, nous comparons nos Sujets. Chacun notre tour, nous sommes appelés sur scène. En attendant, nous buvons, nous fumons avec excès, comme pour essayer de prendre de la distance avec ce que nous nous apprêtons à faire, pour ne pas trop réfléchir aux conséquences. Malgré notre apparente légèreté, nous sommes de plus en plus stressés. Dans cette pièce mal aérée, les rires deviennent de plus en plus faux, l’ambiance est électrique. Après le passage de la plupart de mes collègues, on m’appelle enfin.

Je remets mon masque et me dirige vers la scène. Je me tiens debout devant les toges rouges. Chaque Dieu a dans ses mains une tablette avec l’ensemble des informations d’Arthur. Depuis une semaine déjà, ils ont pu le suivre, écouter toutes ses conversations, apprendre tout de lui. Avec sa manière théâtrale habituelle, l’Archange prend la parole :

 

« Les Dieux taccordent leur temps, leur attention,

Ils daignent écouter ta proposition. »

 

Je regarde une dernière fois les Dieux et les yeux perçants de leurs masques d’animaux. J’observe leurs mains gantées prêtes à prendre la petite cloche face à eux qui leur permettra de faire monter l’enchère. Je n’ai le droit qu’à un sonnet. Quatorze vers de douze pieds. Quarante-cinq secondes à peine. J’inspire profondément et me lance :

 

« Ainsi je vous propose un jeune homme très aimé

Bercé d’amour filial, mais aussi amical 

De formidables liens desquels on ne peut douter

Un bouclier voué à le garder du mal

 

Arthur est si aimable, gentil et talentueux, 

Que l’on dirait sans peine son bonheur mérité

En cela il possède le charme d’un homme heureux

Sans vous, Seigneurs, sa vie serait pleine de succès

 

Parmi les siens, Arthur est en sécurité

Votre pouvoir est-il plus fort que ses filets ? 

Pouvez-vous vraiment renverser la vie d’un saint ?

 

Mais qu’arrive-t-il alors quand chute un homme honnête ?

Le si gentil agneau se transforme-t-il en bête ?

Que deviendra-t-il quand il ne sera plus rien ? »

 

J’ai entendu des cloches sonner durant mon discours mais je n’ai pas pu les compter. Je lève la tête et m’aperçois que mon boss ne reprend pas la parole. Les sonnettes résonnent encore, elles se répondent dans l’assemblée. Je savoure ce ricochet musical qui ne s’arrête pas mais je suis un peu perdu. Des collègues curieux jettent un œil depuis les coulisses. Je n’ai aucune idée du montant de l’enchère. Après de longues minutes, les tintements prennent fin. Mon patron est censé reprendre la parole, mais il n’y arrive pas, il bégaye : « Sache, Ange… qu’un Dieu … seconder ». Je n’attends pas qu’il finisse et sors de la scène. 

Victoire me saute dessus dès que je rentre dans les coulisses : 

« T’as même réussi à faire taire l’autre illuminé !

 — Pourquoi est-il comme ça ? De combien est l’enchère ?

 — Tu ne sais pas ? vingt-trois millions ! »

Je comprends que je suis le centre de l’attention, tous mes collègues me regardent d’un air hébété. Sans dire un mot, je prends mes affaires et part.

 

Vingt-trois millions. Voici le budget de ma mission. C’est un montant phénoménal. Jamais je n’ai reçu une telle somme pour une de mes opérations.

Vingt-trois millions. Il m’en faudra à peine 500 000 pour faire tomber Arthur. Après la commission prise par la Société, le reste sera pour moi. 

Alors qu’il doit finir son repas de Noël avec ses parents et son frère, Arthur ne sait pas qu’il est en train de vivre l’un de ses derniers moments heureux. À partir de maintenant, un Ange veille sur lui.


 

Episode 4 — Les sept jours de grâce

 

Labsence de lumière fait qujsuis dans le noir

On se dit frères parce quon fume quelques noix

La méchanceté des hommes mattriste beaucoup

La voix des anges résonne moins qucelle des vautours

Damso – Δ. Dieu ne ment jamais

 

Les Dieux sont très attachés aux nombreuses traditions que la Société des Anges a définies et sont particulièrement attentifs à celles liées au début des missions. Il y en a trois principales :

Les sept jours de grâce sont pour l’Ange un temps de préparation essentiel pour que le reste de la mission se déroule bien.

 

Le premier jour, je me suis concentré exclusivement sur la Première Attaque. Très tôt dans la matinée, j’ai reçu des informations sur le Dieu qui avait acheté ma mission sans qu’on ne me dévoile son identité. Je savais qu’il était l’actionnaire majoritaire d’une importante banque européenne, de deux grands groupes de médias néerlandais, d’un complexe hôtelier de luxe présent principalement en Asie et en Océanie et qu’il était un important mécène de l’art en France. Sur internet, il était impossible de trouver son nom ni de savoir que toutes ces entreprises appartenaient à la même personne. J’avais rendez-vous avec le Dieu dans le quinzième arrondissement, à l’angle de la rue Cauchy et de la rue Gutenberg, le soir même à 19h.

Je déteste les rencontres avec les Dieux. C’est un exercice dans lequel je ne suis pas à l’aise et qui me stresse. Cela me stresse car à la suite du rendez-vous de début de mission, le Dieu peut décider de maintenir la mission, mais avec un nouvel Ange à sa tête. Cela arrive très rarement, mais ça avait été le cas pour ma deuxième mission, il y a des années. À l’époque, la Société des Anges m’avait donné 25 000 euros et je n’avais plus jamais entendu parler du Sujet que j’avais présenté.

Dès 18h30, je suis sur le lieu de rendez-vous. Je tourne en rond sur le trottoir pour me réchauffer. Puis je vois une voiture noire arriver. Je ferme les yeux, des mains me tirent en arrière, me bandent les yeux et me font entrer dans le véhicule. Mes paupières restent closes sous le bandeau, je pose ma tête sur la vitre froide de la porte et me concentre sur les vibrations du véhicule. La voiture démarre, puis ralentit puis repart. On quitte la ville. Je sens que nous roulons vite, j’entends les voitures que notre véhicule dépasse. Je joue avec ma montre. Je l’enlève, fais glisser le bracelet en cuir le long de mes doigts, le tords, le remets puis l’enlève à nouveau et recommence ainsi machinalement. Les personnes qui m’ont enlevé ne disent rien. Je sens l’odeur de déodorant de l’une d’entre elles. Il se passe une heure, peut-être plus, sans que l’on change d’allure, puis je sens que la vitesse de la voiture diminue. Après avoir cherché le bouton de commande du bout des doigts, j’entrouvre la fenêtre. Un vent glacial et bruyant rentre dans le véhicule et j’inspire profondément. Le froid pénètre dans mon nez et mes poumons. Je referme la fenêtre et le vacarme s’éteint. Nous sommes presque arrêtés. J’entends le bruit d’un portail métallique qui s’ouvre. Le véhicule avance sur une centaine de mètres puis le chauffeur coupe le moteur. Ils ouvrent leurs portes et je me redresse. Ils m’extirpent de la voiture, le froid saisit mes joues et mes oreilles. Ils me tiennent chacun un bras et nous avançons. Le bruit du vent est entrecoupé par le bruit du gravier que nous tassons en marchant. Pour la première fois j’entends la voix de l’une des deux personnes qui m’indique le nombre de marches. Nous passons une porte et mon corps se réchauffe. La pièce sent le vieux meuble et la poussière. On me guide de pièce en pièce, puis on m’arrête enfin. On prend ma main pour la poser sur un accoudoir en cuir et on m’ordonne de m’asseoir dans le fauteuil. Je m’exécute. J’entends les deux personnes partir et fermer la porte. J’attends. Un feu de cheminée me chauffe sur le côté gauche. Je suis trop près des flammes, mais je ne déplace pas mon fauteuil, je tourne juste la tête de l’autre côté. J’attends en me concentrant sur les crépitements et sur l’odeur de fumée. Puis, je sens une nouvelle odeur. Une odeur d’eau de Cologne. Je comprends que le Dieu est déjà dans la pièce et qu’il m’observe. Que la partie a déjà commencé et qu’il est en position de force.

« Bonsoir », dis-je en me redressant. J’entends qu’il marche dans la pièce. Je pense qu’il a une canne mais je n’en suis pas sûr. Le bruit de cuir qui s’étire me permet de savoir qu’il s’assoit dans un fauteuil similaire au mien.

« Bonsoir », me répond-il. Sa voix est envoûtante. C’est une voix fatiguée avec un timbre légèrement grave, elle est pleine de malice. C’est très déroutant, je ne m’attendais pas à une voix pareille.

« Savez-vous où vous êtes ? » me demande-t-il.

Je le sais. En parcourant les serveurs des principales sociétés qu’on m’a indiquées dans la matinée, j’ai remarqué qu’elles recevaient toutes des emails provenant d’une adresse IP localisée dans un village de Normandie, près d’Alençon. Des recherches sur ce village m’ont permis de trouver l’endroit où vit le Dieu, le manoir où nous nous trouvons. Je le sais, mais il risque de s’énerver si je le lui dis. Cependant, je ne veux pas lui répondre que je ne sais pas. Je cherche une parade.

« À première vue, je dirais qu’on est chez vous. »

Il répète ma phrase, la murmure entre ses lèvres puis marque un temps.

« C’est vrai, mais c’est plus que cela. Ce lieu est pour moi plus qu’un lieu de vie, c’est un lieu de pouvoir. De mon pouvoir. Avant d’en être le propriétaire, ce monument historique et l’ensemble du parc qui nous entoure appartenaient à l’État. C’était un bien public. Un lieu très important pour les gens de la région. Les weekends, le parc était plein de familles qui pique-niquaient, d’enfants qui jouaient, de sportifs qui s’entrainaient. Et le bâtiment était en quelque sorte une importante salle des fêtes pour toutes sortes d’évènements et d’associations. »

Mes yeux sont toujours fermés sous mon bandeau. Je penche à nouveau ma tête pour me protéger de la chaleur. Je me concentre sur mes doigts qui suivent les coutures de l’accoudoir.

« Je suis arrivé par hasard dans ce lieu et je me suis demandé si j’avais le pouvoir de me l’approprier. J’ai racheté les dettes de la mairie, donné des pots de vins aux principaux conseillers régionaux, j’ai menacé le Ministère de la Culture de l’époque de ne plus renouveler mes dons aux plus grands musées parisiens. En quatre jours, ce lieu est devenu le mien. Le samedi suivant, les grilles étaient fermées. Cela a fait beaucoup de bruit à l’époque. De nombreuses associations ont vu le jour pour annuler la privatisation. Plusieurs manifestations ont eu lieu. Les journaux en ont beaucoup parlé. »

Je connais cette histoire. J’ai lu dans l’après-midi quelques articles à ce sujet. Aucun ne citait le nom du Dieu. Peut-être qu’aucun journaliste ne l’a découvert à l’époque. En une heure, j’ai réussi à trouver son nom, ou du moins un des noms qu’il porte, mais je ne dis rien. Je continue de le laisser parler.

« Cet énervement était jouissif pour moi. Car malgré la tristesse et la haine collective, personne n’avait assez de pouvoir pour faire changer les choses. Personne n’avait plus de pouvoir que moi. Vous n’avez aucune idée du plaisir que cela procure. Mais ce n’est cependant pas un plaisir absolu. Savez-vous pourquoi ? »

Je connais la réponse. Je ne compte plus les Dieux qui m’ont tenu des discours similaires. Je fais mine de réfléchir et récite :

« Car les gens ont pu personnifier leur haine. Même s’ils n’ont jamais su qui vous étiez, ils en ont voulu au mystérieux homme d’affaires qui leur a volé leur havre de paix.

— Tout à fait, reprend-il étonné de la justesse de ma réponse. Je n’ai aucun problème avec l’idée qu’on me haïsse, j’en tire même la plupart du temps un plaisir non dissimulé. Cependant, en me haïssant, ils atténuent leur agacement. Les gens de la région se sont réconfortés, soutenus, unis, en détestant l’inconnu qui avait plus de pouvoir qu’eux. »

Le feu s’éteint peu à peu, la chaleur devient supportable.

« Votre société procure quant à elle un plaisir entier. Le Sujet ne sait pas que quelqu’un est derrière son malheur. Il ne peut pas se réfugier derrière sa haine. Il culpabilise. La seule personne à qui il en veut, c’est lui-même. C’est un processus formidable. »

Il se tait. Je sens qu’il m’observe. L’entretien va bientôt se terminer. Je suis confiant, tout s’est bien passé. Après un temps, il me demande :

« Quelle sera la Première Attaque ?

— Il me semble que vous êtes propriétaire d’hôtels prestigieux dans le monde.

— Tout à fait.

— Il serait amusant de voir les conséquences d’un simple message de votre part à Mme Cléa Perret, responsable du Mandarin Oriental de Shanghai.

— Mme Perret ?

— Oui, du Mandarin Oriental. On m’a indiqué que vous en étiez le propriétaire. »

Il fait sonner une petite cloche. Je reconnais le tintement des cloches utilisées par les Dieux pendant la cérémonie. Une personne rentre dans la pièce.

« Vous attisez ma curiosité. Que doit dire ce message ?

— “J’aimerais que les chambres de l’étage 24 aient une touche méditerranéenne. Organisez-vous pour avoir des propositions des plus grandes agences d’architecture d’intérieur de Chine avant mon arrivée le 25 mars.

— Envoyez le message que vient de vous dicter cet homme à Madame Perret. »

La personne sort d’un pas rapide.

« Quel est le lien avec le Sujet ?

— Vous verrez le 1er janvier. »

Il laisse échapper un rire et fait une nouvelle fois sonner sa cloche. Deux mains me saisissent par les bras. Je me lève, le salue et me laisse guider vers la sortie. 

Dans la voiture, je repense à ce qui vient de se passer. Les motivations du Dieu sont assez classiques : il fait partie de la Société des Anges pour assouvir son besoin de supériorité, de pouvoir. Pour ne jamais oublier qu’il est au-dessus des hommes. Il me reste cependant une question en tête : pourquoi a-t-il payé une telle somme pour cette mission spécifiquement ? Aujourd’hui encore, je n’ai pas la réponse à cette question, et je sais d’ailleurs que je ne l’aurai jamais.

 

Le deuxième jour, j’avais rendez-vous avec l’Archange, le directeur de la Société des Anges. Si les clients de la Société des Anges aiment le folklore et l’ensemble des traditions qui ont été mises en place, ce n’est rien par rapport à mon patron. Il s’en défend en plaidant que le protocole assure sa sécurité. Cependant, entre Anges, nous savons très bien que c’est un fou. J’ai reçu un message à 8h du matin me donnant l’endroit exact où je devais me rendre : « 6 rue du Paradis, quatrième étage, porte de droite ». 

Une fois devant la porte, celle-ci s’est ouverte toute seule. Je suis entré alors dans une salle grise seulement meublée d’une table et d’une chaise. Sur la table était posé un téléphone rouge dont le fil sortait du mur d’en face. Juste au-dessus de la sortie du fil, en plein milieu du mur, était accroché le masque que portait mon patron à la cérémonie. Le fil n’était pas relié à un réseau téléphonique, mais bien à un autre téléphone de l’autre côté du mur où se trouvait l’Archange. Il prenait toutes ses précautions pour, selon lui, préserver son anonymat. Mais surtout pour se donner de l’importance. J’ai pris le téléphone et j’ai engagé la conversation. Nous avons parlé longtemps de la manière dont je voyais la mission, des suivis que j’allais apporter au Dieu, des moyens que j’allais utiliser. Du fait du montant de la somme, il voulait que tout soit parfait et nous avons négocié pendant des heures sur la manière dont nous allions nous répartir les dépenses. Il a accepté finalement de baisser sa commission et de prendre en charge le coût des Fileurs – les agents qui mettent en forme et présentent toutes les données collectées pour le Dieu. 

 

Le troisième jour, je devais voir Raphaël, qui est un Séraphin de la Société des Anges. Les Séraphins sont les personnes chargées des fonctions supports. Raphaël est considéré comme le comptable de la Société des Anges. Le voir est un passage obligé avant chaque mission. Il s’agit d’un petit homme aux yeux rieurs et aux cheveux blancs plaqués sur le côté. Lorsque je suis rentré dans son bureau, situé dans un prestigieux immeuble haussmannien du septième arrondissement, il m’a accueilli avec son habituel sourire :

« Rentre, rentre. Ça me fait plaisir de te voir ! Dis donc, tu as gagné le jackpot ! Toutes mes félicitations. »

Il était habillé d’une veste en tweed et d’une chemise bleu clair dont les boutons semblaient sur le point de lâcher. Il m’a invité à m’asseoir, je lui ai remis le dossier de toutes les dépenses prévues pour ma mission, il l’a lu attentivement dans le silence le plus complet. Une fois qu’il a eu fini de passer en revue l’ensemble des documents, il a levé les yeux au plafond, les mains croisées sur son ventre. Il s’est arrêté deux ou trois fois pour taper sur sa calculette, puis il a repris la même position. Après de longues minutes, il a tourné son visage enjoué vers moi :

« Eh bien, on peut dire que ce n’est pas une mission comme les autres. On va travailler sur chaque point, on va rendre tout ça invisible. »

Le rôle de Raphaël n’est pas de surveiller les dépenses mais de trouver un moyen de les faire disparaître. Chaque euro dépensé pour la mission ne doit apparaître nulle part, pour des raisons de sécurité. Dans son métier, Raphaël est un magicien. À chaque fois que j’ai un rendez-vous avec lui, je me pose toujours la même question : derrière cette agréable bonhomie, réalise-t-il les conséquences de son travail ? Il connaît nos missions, il connaît par cœur la Société des Anges, mais prend-il vraiment conscience de la souffrance qu’éprouvent les Sujets ou se cache-t-il la vérité derrière ses chiffres ? Comprend-il que sans lui, nos missions ne seraient pas possibles ? Il n’afficherait pas un sourire si large s’il avait conscience des conséquences de ses actes.

Nous avons passé la journée à travailler sur les moyens pour cacher chaque dépense : utilisation de comptes tampon, création de holding fictive à l’étranger, remboursement en crypto-monnaies. Je suis sorti de son bureau à 22h30 avec tout en tête. La mission pouvait maintenant vraiment commencer.

 

Le quatrième jour, j’ai réuni une équipe de douze personnes. Ces douze personnes ont mis sur écoute et suivi les amis, la famille, les collègues d’Arthur. C’était la première fois que je travaillais avec une équipe aussi importante. Mais c’était aussi la première fois que j’espionnais autant de gens. Près de soixante-dix personnes étaient suivies. Chaque fois qu’ils utilisaient leurs ordinateurs ou leurs téléphones, nous savions ce qu’ils faisaient. La moindre conversation téléphonique était enregistrée. Grâce au GPS de leur téléphone, nous pouvions les suivre. Les applications de streaming de musique ou vidéo nous permettaient de connaître leurs goûts et même parfois leurs humeurs. En vingt-quatre heures, nous avions déjà trop de données. J’ai donc dû, le cinquième jour, engager des ingénieurs chargés de travailler sur l’analyse de toutes ces informations. Ce sont des associés de la Société des Anges, ils n’interviennent que sur des missions exceptionnelles. C’en était une. Leur travail s’est révélé essentiel pour la suite de la mission. Je connaissais non seulement la vie d’Arthur mais aussi celle de ses parents, de sa copine, de ses amis. Je connaissais leurs interactions, leurs liens. Ce qu’ils se disaient mais aussi ce qu’ils se cachaient. En sachant autant de choses sur l’entourage d’Arthur, je connaissais mieux sa propre vie que lui.

 

Le sixième jour, j’ai travaillé avec l’équipe des Fileurs. Leur travail a aussi été très important pour la bonne réussite de la mission. Le soir de la cérémonie, le Dieu se voit remettre une tablette numérique. Toutes les informations que nous collectons lui sont accessibles par son intermédiaire. Les Fileurs doivent cependant mettre en forme toutes ces données. C’est grâce à eux que le Dieu s’intéresse à la chute du Sujet. C’est grâce à eux que le Dieu est satisfait de son expérience. 

 

Le dernier jour de grâce est généralement un jour assez stressant. Il faut en effet que tout soit prêt pour la Première Attaque.

 

Durant cette semaine, Arthur a passé quatre jours à Bordeaux auprès de sa famille, avant de revenir à Paris le 29 décembre. Le soir de son retour, il s’est rendu au restaurant Le Bon Vivant dans le dixième arrondissement pour l’anniversaire d’un de ses amis d’école de commerce, Alexandre. Le lendemain, il est allé chercher sa petite amie à la gare de Lyon où son train en provenance de Montpellier est arrivé à 11h32 (réservation faite via l’ordinateur personnel d’Anna Dubois sur le site oui-sncf.com le 12 décembre 2018 à 18h47).

Ils ont passé la journée et la soirée ensemble, chez Anna. Le 31 au matin, ils sont revenus dans l’appartement d’Arthur où son colocataire, Antoine, les attendait pour préparer leurs costumes pour leur soirée du réveillon. La soirée était organisée par Stéphane Boujant, Louis Listau et Marc Lubois dans leur colocation, au 15 boulevard Saint-Martin (évènement Facebook créé par Stéphane Boujant le 5 décembre 2018, nommé "Une soirée de l’espace").

Un des membres de mon équipe avait organisé un pari en interne pour savoir quels déguisements ils allaient réaliser. Mais l’historique internet d’Antoine ainsi que les échanges de messages entre ce dernier et Arthur, depuis trois jours, étaient assez explicites.

 

Echange de messages entre Antoine Chovin et le Sujet du 30 décembre 2018 via lapplication WhatsApp

 

[11:15, 30/12/2018] Antoine Ch : Mec j’ai une bête d’idée pour demain

[11:25, 30/12/2018] Arthur Gutain : Balance !

[11:26, 30/12/2018] Antoine Ch : On se déguise en cosmonautes avec des jetpacks dans le dos !

[11:26, 30/12/2018] Arthur Gutain : Haha. Sache que j’aime l’idée mais que j’ai besoin de voir à quoi ça ressemble.

[11:28, 30/12/2018] Antoine Ch : Je t’ai envoyé un lien sur Facebook.

[11:28, 30/12/2018] Arthur Gutain : Haaaaaaaa !

[11:28, 30/12/2018] Arthur Gutain : C’est la folie !

[11:29, 30/12/2018] Antoine Ch : Il faut trouver des énormes bouteilles !

[11:30, 30/12/2018] Arthur Gutain : Grave, je sais pas où on en trouve.

[11:30, 30/12/2018] Antoine Ch : Sinon, on fait une boîte et des tuyères !

[11:30, 30/12/2018] Arthur Gutain : Je ne vais pas te mytho. J’ai googlé tuyères.

[11:31, 30/12/2018] Arthur Gutain : Ouais ça peut être une bonne idée.

[11:31, 30/12/2018] Arthur Gutain : Le train d’Anna va arriver, on en reparle.

[11:31, 30/12/2018] Arthur Gutain : D’ailleurs il faudra aussi un déguisement pour elle.

[11:32, 30/12/2018] Antoine Ch : Ça marche, on fera les costumes demain à la maison.

 

Ils ont repris leur conversation à 16h37 pour établir une liste d’accessoires. Le GPS du téléphone d’Antoine a indiqué qu’il était allé à 17h12 au Castorama de la place de Clichy, il a payé avec sa carte pour acheter tout le matériel nécessaire (montant : 32,90 euros), puis il est passé à la papeterie du 12 de la rue des Martyrs pour acheter des feuilles Canson (payées en espèces, montant précis inconnu).

Après avoir déjeuné le 31, Arthur, Anna et Antoine ont regardé un film (Rain man, via l’application Netflix, compte d’Antoine Chovin). À 18h, Louise, la copine d’Antoine, les a rejoints. Ils ont dîné tous les quatre : du foie gras (achat fait par Louise Gutain – mère du Sujet – le 26 décembre 2018 via sa carte bleue, boutique Foie gras Lafitte, montant total : 37,50 euros), du saumon, des ramequins d’œufs gratinés aux lardons (recette consultée par Louise Evino via son téléphone portable sur le site marmiton.org). Vers 21h30, ils sont partis à leur soirée en métro (entrée par la station Barbès-Rochechouart à 21h40, information via Pass Navigo). 

 

Tout était prêt pour la Première Attaque. Mon équipe était sur le coup pour analyser, collecter, mettre en forme toutes les données qu’elle allait déclencher.

Episode 5 — La Première Attaque

 

Tous mes anges sont partis quand mes démons se révoltèrent

Jsuis une balle perdue pas le revolver 

Je tire que sur la verdure

Jai juste besoin que les mauvais jours passent comme lhiver

Jsuis pas à contresens, jai pris le bon mais peut être à lenvers

Jazzy Bazz – Besoin de sens (Nekfeu ft. Jazzy Bazz et Framal)

 

Il était crucial pour mon équipe et moi de pouvoir suivre au plus près cette soirée. J’ai longtemps pensé à incruster un de mes collaborateurs à la fête, mais c’était trop risqué et le rendu pour le client n’était pas garanti. J’ai préféré jouer la carte de la sécurité en bloquant internet chez les hôtes afin qu’ils appellent un technicien pour réparer leur connexion par fibre optique. Le technicien, un de mes agents, en a profité pour installer des micros et des caméras. Une bonne partie des invités étaient surveillés par mon équipe, nous avions donc aussi à disposition toutes les photos et les films que ces personnes prenaient avec leur téléphone pendant la soirée.

Tout laissait à penser que cette fête avait été une réussite. 

Les messages qu’ont reçus quelques jours plus tard les trois amis qui avaient organisé la soirée étaient unanimes : 

 

Aucun des quarante-cinq invités ne voulait que cette soirée s’arrête. Les conversations étaient naturelles et faciles. L’odeur des cigarettes n’était pas écœurante, l’alcool induisait la folie nécessaire, et les joints qui se baladaient semblaient doux comme les sucreries présentes sur la table du salon. 

Dans la cuisine, on débattait de sport, de politique, de Facebook, de l’écologie, du futur, de rap, des États-Unis et de la décoration de la cuisine. On était d’accord pour s’opposer et opposés à s’accorder. En une même phrase, les théories se créaient puis s’envolaient. L’absurde était pris au sérieux puisque rien de ce qu’ils se disaient ne leur semblait important. Les réparties, les moqueries, les railleries n’étaient pas blessantes car faites avec talent. Les paroles enivraient plus que les verres.

Dans la première partie du salon, qui était normalement la chambre d’un des colocataires, une longue table de bière-pong suscitait plus d'émotion qu’une finale de coupe du monde. Les balles d’air passaient de main en main pour retomber dans les verres de bière. Tantôt joueur, tantôt spectateur, les participants acclamaient autant un gagnant qu’un perdant. Au cours de la soirée, la douce folie autour du jeu est peu à peu montée. On tirait de plus en plus loin dans des verres de plus en plus remplis. La bière faisait place au gin, à la vodka, au whisky. Puis un des joueurs a eu l’idée de changer de projectiles, en prenant des stylos, des clefs, des boulettes de papier. Marc, le résident de la chambre, et l’ensemble des personnes autour trouvaient cette idée idiote, donc nécessaire. Les gens qui passaient dans la salle et qui participaient n’en avaient peut-être pas pleinement conscience, mais ils étaient en train de se construire des souvenirs durables. Les rires de cette soirée allaient résonner comme un écho pendant longtemps. 

Dans la deuxième partie du salon, on dansait avec autant d’ironie que de sérieux sur des tubes français. On chantait faux et ensemble. Les gens paraissaient se balancer et rire sur le même rythme. L’ambiance électrique permettait de se rapprocher, de s’enlacer, de s’aimer. 

Surtout, dans cette soirée, rien n’était figé. On passait d’une ambiance à une autre en électrons libres. Les évènements n’avaient aucune chronologie, même le décompte de la nouvelle année était flou.

Arthur était au cœur de cette soirée, partout à la fois, présent dans tous les rires, toutes les conversations, aimant avec une force sans nom ses amis, les inconnus qu’il rencontrait, mais surtout sa copine. La soirée s’est finie trop vite mais rien ne semblait pouvoir arrêter le bonheur qu’ils avaient connu dans cet appartement.

 

Vers 5h30, Anna était fatiguée et ils ont décidé de rentrer chez elle. Ils ont commencé par marcher dans la rue, en s’embrassant, en s’aimant, dans le froid, sans s’arrêter, avant d’attraper un taxi.

Mon taxi.

Une fois installée, Anna m’a demandé si elle pouvait charger son portable « comme dans un Uber », je lui ai tendu le fil, elle l’a branché et allumé.

Après deux minutes de silence, le portable d’Anna a sonné. « C’est pas vrai », a-t-elle dit quelques secondes plus tard.

« Qu’est-ce qui se passe ? a demandé Arthur.

— J’ai reçu un email d’une des agences auxquelles j’ai postulé.

— Cool, a-t-il répondu sans comprendre.

— Tiens, lis. »

 

Email reçu par Anna Luse le 1er janvier 2019 à 05:20

 

Dear Anna,

As we discussed, we are glad to offer you an internship position at Lanku Inside Design. 

You will work on a new call for project that we received this week. Your knowledge about Southern European architecture will be really useful for us. Be sure that you will be a key actor of our team. 

The salary will be 5,000 rmb per month plus a commission if we win the call for project.

The working hours will be from 9am to 6pm Monday to Friday.

Please confirm with us that you accept the offer, we will take in charge your flight and visa costs. 

Would it be possible for you to arrive this week in China ?

Feel free to call me if you need further information.

Best,

Melek Cuo

T. (+86) 21 6468 9537

Room 1122, 267 Wuxing Rd

200030 Shanghai, China

 

Chère Anna,

Comme nous en avons parlé, nous avons le plaisir de vous proposer un stage chez Lanku Inside Design.

Vous travaillerez sur un nouvel appel à projets que nous avons reçu cette semaine. Vos connaissances en architecture d’Europe méridionale nous seront très utiles. Soyez assurée que vous serez un élément clef de notre équipe.

Le salaire sera de 5 000 RMB par mois, plus une commission si nous gagnons l’appel à projets. 

Vos horaires de travail seront de 9h à 18h, du lundi au vendredi. Merci de confirmer que vous acceptez notre offre, nous prendrons en charge les coûts de vos billets d’avion et de votre visa.

Serait-il possible pour vous d’arriver cette semaine en Chine ?

N’hésitez pas à m’appeler si vous avez besoin de plus d’informations,

Cordialement,

Melek Cuo

T. (+86) 21 6468 9537

Room 1122, 267 Wuxing Rd

200030 Shanghai, Chine

 

 

Arthur a redonné à Anna le téléphone sans la regarder.

« Je suis tellement contente ! 

— Je ne savais pas que tu avais postulé en Chine...

— Je ne te l’avais pas dit car je n’y croyais pas. J’ai eu une chance incroyable, l’offre est apparue mardi sur mon LinkedIn, j’ai envoyé un email. Ils m’ont appelée dans la foulée en me disant qu’ils étaient pressés sur le process, mais je ne pensais pas que ça allait être aussi rapide.

— Ils n’ont pas l’air très sérieux, en tout cas.

— Tu rigoles ? C’est l’une des agences d’architecture les plus innovantes de Shanghai.

— Tu comptes vraiment y aller ? 

— Evidemment ! Il est quelle heure ? Il est un peu trop tôt pour appeler ma mère, répondit Anna sans se rendre compte de la déception d’Arthur.

— Tu aurais pu m’en parler avant, a-t-il dit sur un ton un peu plus agressif.

— Je suis désolée, je ne l’ai pas fait par superstition, je t’avoue. »

Un long silence s’est installé entre les deux. 

« Bon, dis-moi ce qui ne va pas, a demandé Anna.

— Tu pars pour je ne sais combien de temps à l’autre bout du monde dans une semaine, mais t’inquiète, tout va bien, a-t-il répondu, énervé.

— Tu pourrais me féliciter avant de penser à toi !

— Désolé d’être triste que tu partes, désolé d’être triste de ne plus pouvoir te voir. 

— Je ne vois pas trop ce que ça va changer.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Avec ton boulot de l’enfer, on ne se voit jamais de toute façon, a brutalement dit Anna.

— On en a déjà parlé et je t’ai déjà dit que ça allait s’arranger.

— Ça fait trois mois que tu me dis ça.

— J’ai un taf qui prend du temps, c’est comme ça.

— Et bien moi, j’ai un taf qui me demande de partir en Chine, c’est comme ça !

— Bon vu que ton départ n’a pas l’air de t’émouvoir plus que ça, je pense que je peux moi aussi partir l’esprit léger. Vous pouvez vous arrêter là, Monsieur, s’il vous plait », m’a-t-il demandé.

J’ai arrêté la voiture immédiatement et il est sorti en claquant la porte. J’ai redémarré rapidement afin que ni l’un ni l’autre n’ait le temps de revenir sur sa décision. 

Arthur est rentré à pied chez lui et a pleuré durant tout le trajet du retour. Son portable n’avait plus de batterie, il ne pouvait donc pas s’excuser auprès d’Anna. 

La Première Attaque avait touché sa cible.

Episode 6 — L’isolement des Sujets

 

Le cœur meurtri et meurtrière est ta jalousie

Lenfant seul se méfie de tout le monde, pas par choix,

Mais dépit, pense quen guise dami

Son ombre suffit

Oxmo Puccino – L’enfant seul

 

Lorsque j’ai commencé ce travail, il y a une vingtaine d’années, j’assistais Harry Bequert – un Ange aujourd’hui à la retraite – dans ses missions. Il était ce qu’on appelle mon Malakh : une sorte de mentor qui vous choisit pour prendre sa place en tant qu’Ange dans la Société.

« Une personne seule tombe plus facilement. Commence par isoler ton Sujet et le reste suivra. » Voici la première chose que m’a apprise Harry et j’ai toujours appliqué cette méthode pour mes missions. 

Je devais couper les trois principaux liens d’Arthur : sa copine, sa famille, et ses amis.

 

Sa copine était l’élément le plus important et c’est pour cela que j’y ai consacré la Première Attaque. J’ai vite compris que la seule façon de faire rompre ce couple était d’éloigner Anna le plus possible. Elle souhaitait déjà partir à l’étranger afin d’effectuer un stage ou un échange universitaire, cependant elle focalisait ses recherches sur les pays européens. Il fallait que je la pousse à postuler dans des pays plus lointains. J’ai étudié les possibilités pour un profil comme le sien d’être recruté en Australie, en Inde, en Corée, ou en Chine. J’ai pour cela piraté les serveurs de nombreux cabinets d’architecture. J’ai remarqué que le marché chinois fonctionne beaucoup par appel d’offres. Les agences n’hésitent pas à recruter des étudiants européens, surtout espagnols, sur des périodes de six à neuf mois pour travailler sur des concours précis.

Le message que j’ai fait envoyer par le Dieu le soir de notre rencontre avait pour but de créer l’appel d’offres à Shanghai. Je savais que la directrice de l’hôtel qui recevrait le message allait réagir très vite. En moins de vingt-quatre heures, les principales agences de Chine étaient prévenues que le Mandarin Oriental Hotel souhaitait refaire l’intérieur de son vingt-quatrième étage. Étage où se trouvaient les chambres les plus luxueuses. 

La concurrence entre les agences face à un appel d’offres de cette importance est telle qu’il était sûr qu’elles allaient être pressées de constituer leurs équipes pour se mettre au travail.

Trois agences que j’avais identifiées ont rapidement envoyé des annonces dans des écoles d’architecture en Europe. Sur le serveur de ces agences, j’ai supprimé les meilleurs CV qu’ils recevaient afin que le profil d’Anna soit mis en valeur.

Malheureusement, du fait des vacances, le site d’annonces de l’école d’Anna n’a pas affiché ces offres. Une des agences avait cependant publié l’offre sur LinkedIn, et je n’avais plus qu’à la faire apparaître sur la page d’accueil d’Anna lorsqu’elle se connecterait au site (ce qu’elle faisait tous les matins). Elle a postulé aussitôt. Dans le message que le Dieu avait envoyé, il était précisé qu’il voulait que le vingt-quatrième étage ait « une touche méditerranéenne ». Je n’avais pas fait cette demande au hasard, puisque le sujet de mémoire d’Anna l’année précédente avait justement été : « L’influence méditerranéenne sur l’architecture d’intérieur des complexes hôteliers de luxe en France ».

Elle avait été évidemment rappelée très vite par l’agence, emballée par son profil. Afin de pousser la motivation d’Anna, j’avais mis en avant sur son Twitter des articles relatant les plus grands projets faits par l’agence afin qu’elle ait l’impression de postuler auprès d’une structure ayant une très grande réputation.

Dès le 30 décembre, l’agence lui a envoyé l’email lui annonçant qu’elle avait le poste. Cependant, j’ai bloqué cet email afin qu’il ne lui arrive que le 1er, lorsqu’Arthur et elle se trouveraient dans mon taxi. 

Avec l’alcool et la fatigue de la fête, les conditions étaient réunies pour que la déception d’Arthur se transforme en réel énervement. Lorsqu’il est sorti de la voiture, un de mes collaborateurs a directement mis à plat la batterie de son téléphone. Il est rentré seul et en sanglots. 

Une fois chez lui, à bout de force, il s’est allongé sur son lit et s’est endormi. Dès son réveil le lendemain, il a branché son téléphone et l’a allumé, mais nous avons fait en sorte que son portable bugue, tout comme le Wi-Fi de son appartement. Son colocataire étant absent, il n’a pas eu la force de sortir de chez lui pour trouver une solution. 

Pendant ce temps-là, tout en attendant des excuses de la part d’Arthur, Anna a pris contact avec l’agence d’architecture. Ils ont fixé son départ de France au mardi 8 janvier, soit sept jours après, le temps de régler la question de son visa. 

Le lendemain, de bonne heure, Arthur a pris un train pour se rendre à Courchevel. Pendant cinq jours, son entreprise y organisait son séminaire annuel. Au programme : ski, réunions de motivation et soirées en club financées par la boite. Initialement ces cinq jours étaient prévus la semaine d’après, mais le PDG de MA Consulting avait fait avancer ce séminaire pour pouvoir s’y rendre. En effet, les dates initiales ne lui convenaient pas car c’était ce jour-là qu’était prévu son divorce. Un simple piratage de la boite email d’un juge aux affaires familiales avait suffi pour que mon équipe fixe cette date.

Dans le chalet loué par son entreprise, Arthur ne captait pas. Il n’a pu échanger que des SMS avec Anna, et encore, il ne les a pas tous reçus. Mon équipe a bloqué par exemple celui où Anna l’informait de sa date de départ. Il est revenu le dimanche soir très tard. 

Le lendemain, il est retourné au travail où une journée de dingue l’attendait. Il n’a pas eu une minute pour appeler Anna et elle, de son côté, était trop fière pour faire le premier pas. Il est sorti de son travail à minuit et a essayé de la joindre, mais elle dormait déjà. 

Il a réessayé à son réveil et elle a décroché. Elle lui a dit qu’elle finissait sa valise, qu’elle partait le jour même. Il ne s’attendait pas à ce que son départ arrive si vite. Il lui a reproché de ne pas l’avoir informé. Elle s’est énervée et a raccroché. Il l’a rappelée en s’excusant. Elle lui a dit qu’ils pouvaient se retrouver pour un café dans la matinée, sauf qu’au même moment Arthur a commencé à recevoir de nombreux emails et il a compris qu’une nouvelle journée de travail intense l’attendait. Alors qu’il hésitait, j’ai décidé de l’appeler en numéro caché. Toujours en communication avec Anna, il a paniqué à la vue d’un appel inconnu sur son téléphone et a balbutié quelques mots incompréhensibles. 

« Ce n’est pas possible à cause de ton boulot j’imagine, a demandé Anna.

— C’est qu’aujourd’hui…

— Au revoir, Arthur. »

Elle a raccroché. Pendant ce temps la boite mail d’Artur continuait de se remplir. Abattu, il a pris le métro pour se rendre à son travail.

 

Concernant sa famille, je dois avouer que j’ai eu un peu de chance. Bien avant que je ne démarre la mission, sa mère avait obtenu un poste au Sénégal pour une durée d’un an. Il était donc prévu qu’elle et son mari partent autour du 12 janvier. Bien que je n’étais en aucun cas responsable de ce départ, mon équipe a pris soin de filtrer les informations envoyées au Dieu afin qu’il imagine que tout cela découlait de la mission qu’il avait financée. 

J’ai tout fait pour nuire aux échanges qu’Arthur a eus les mois suivants avec ses parents et Anna : j’interférais sur ses conversations Skype afin qu’elles soient de mauvaise qualité et je décalais le temps de réception des emails qu’ils s’envoyaient afin de bouleverser la cohérence de leurs échanges. Cela l’éloignait un peu plus d’Anna et de ses parents.

Quant à son frère, étudiant à Toulouse, cela a été assez simple puisqu’Arthur et lui n’échangeaient déjà pas beaucoup. Un de mes collaborateurs s’est arrangé pour que sa liste remporte les élections pour prendre la direction du Bureau des Elèves de son école afin qu’il soit occupé pour les prochains mois.

 

Pour ses amis, la tâche a été plus complexe. Le lendemain de son départ, Anna a eu une longue conversation avec Sophie Mouché, qui avait connu Anna en école d’architecture et Arthur au lycée. Anna lui a expliqué qu’Arthur lui avait violemment reproché son départ en Chine et qu’il n’avait pas pris le temps de la voir pour s’excuser. Une fois cet échange terminé, Sophie a voulu connaître le point de vue d’Arthur et l’a appelé dans la foulée sur son portable. Elle a entendu les sonneries du téléphone mais de l’autre côté, grâce évidemment à mon équipe, Arthur n’a jamais vu les appels s’afficher. Après avoir essayé toute la soirée sans succès, Sophie en est venue à la conclusion qu’Anna avait raison et qu’Arthur avait été odieux avec cette dernière.

Presque au même moment, Arthur racontait à son colocataire sa version des faits et à quel point il était triste du départ d’Anna. Il n’en fallait pas plus pour convaincre Antoine de la sincérité de son ami.

À partir de ce moment, deux opinions s’opposaient : la première affirmait qu’Arthur s’était comporté de façon très égoïste avec Anna, alors que l’autre déclarait qu’il était le premier affecté par l’évènement et que les conditions précipitées du départ de cette dernière expliquaient la réaction maladroite d’Arthur. Mon but était qu’au sein du groupe d’amis d’Arthur la première opinion domine : qu’il soit vu comme un coupable, et non une victime.

Pour cela je me suis basé sur le travail des data-analystes de mon équipe. Ils ont étudié les échanges sur internet et par SMS de tous les amis d’Arthur sur une période de deux ans. Ils ont pu ainsi dresser une cartographie de l’ensemble des amis d’Arthur, indiquant qui influençait qui et comment. Il en est ressorti qu’Antoine, le colocataire d’Arthur, avait un ascendant sur les amis masculins d’Arthur, particulièrement lorsqu’ils étaient réunis en groupe. Sophie, au contraire, semblait assez réservée et ne se confiait qu’en petit comité. Son avis comptait beaucoup cependant pour Marine et Valentine, amies de lycée d’Arthur. 

Ce groupe d’amis très soudé se réunissait souvent autour d’un verre, d’un cinéma ou pour une soirée. Pendant les deux semaines qui ont suivi le départ d’Anna, j’ai rendu Antoine indisponible : mon équipe avait piraté le logiciel d’emploi du temps de la maison de retraite où il travaillait pour rendre son agenda incompatible avec celui du reste du groupe. Ainsi, son avis sur la querelle Arthur/Anna n’a pas été écouté. 

Sophie arrivait toujours à l’heure à ces rendez-vous de groupe. Nous avons fait en sorte que tous ses amis qui n’étaient pas influencés par son avis soit, eux, en retard : en bloquant leurs ascenseurs, cryptant leur Pass Navigo, modifiant l’heure affichée sur leurs téléphones… Ainsi Sophie se retrouvait régulièrement en tête à tête avec Marine ou Valentine, qui ont été facilement convaincues par la version des faits de Sophie. Marine et Valentine ont rapidement diffusé au sein du groupe une image négative d’Arthur.

En quinze jours, l’ensemble des amis d’Arthur avaient la conviction qu’il avait fait preuve d’un irrespect total envers Anna. Et face à l’unanimité du groupe, son colocataire a fini, lui aussi, par être d’accord avec eux. 

 

Ainsi, en très peu de temps, sans même qu’il ne s’en rende vraiment compte, Arthur s’est retrouvé de plus en plus seul. Cet isolement n’était pourtant que la première étape de la longue chute qui l’attendait.

 


 

 

Episode 7 — Le Dieu est dans les détails

 

Les démons sont des maestros, orchestrent ta déchéance

Tout ça est réel, les gens de l’invisible à nos vies s’mêlent
 Avertissement, écoute

Ta foi baisse à chaque fois qu’tu doutes et sans elle

T’es comme un ange sans ailes

Lunatic – Mauvais Œil

 

Durant toute cette mission, j’ai beaucoup pensé à Harry. À l’époque, je l’adorais. Il était l’homme qui m’avait offert une possibilité dans la vie. Je le revois encore me lancer des grandes phrases entre deux cigarettes roulées : « Ne t’amuse jamais dans ce métier, si tu t’amuses c’est que tu ne vaux pas mieux qu’un Dieu ». Je ne saurais dire si j’écoutais sérieusement ce qu’il me disait. Je crois que non. Je voyais en lui un homme gentiment aigri, sans illusion sur le monde, qui m’avait aidé quand j’en avais besoin ; un homme auquel je devais tout. En vieillissant, mon opinion sur lui a changé. Il n’était pas désillusionné, il était lucide. Et il ne m’a pas aidé, il a fait ce qu’il devait faire. 

« Ne t’amuse jamais dans ce métier. »

Cette phrase me revenait à l’esprit sans arrêt. Comme si au cours de cette mission, je la comprenais enfin. Car il y a des raisons de s’amuser dans ce que l’on fait. Surtout quand on met en place les pièges. 

Les pièges sont ces petits détails que l’on intègre subtilement dans la vie du Sujet pour qu’il soit constamment sous tension. J’ai longtemps sous-estimé leur impact, mais j’ai appris au cours de ma carrière à quel point ils sont essentiels dans la chute d’un Sujet.

Mon équipe a installé plus de cinq-cents pièges. Chez lui, dans la rue, à son travail. Partout où il passait, un piège l’attendait. Arthur n’avait aucun répit. Si vous aviez subi un ou deux de ces pièges, comme l’eau chaude de votre douche qui se coupe, ou votre téléphone qui sonne en pleine réunion, vous vous seriez juste énervé. Mais au final, votre vie aurait repris son cours normal. Peut-être même que vous auriez raconté à votre entourage, amusé, ce qu’il vous était arrivé. Mais quand votre quotidien est ponctué d’agacements permanents, vous acceptez ce qui vous arrive et vous vivez dans un état d’épuisement et d’énervement continu.

Les membres de mon équipe ont été très inspirés quant aux pièges à installer, peut-être parce qu’ils étaient jeunes. Il y a les pièges classiques : les lacets qui craquent quand on les noue, les assiettes qui tombent quand on ouvre un placard, l’évier qui ne cesse de couler, la variation de la température de sa chambre pendant que le Sujet dort, nuisant ainsi à son sommeil, le lave-linge qui ne se lance pas, la montée de l’humidité de sa salle de bain pour que ses affaires sèchent mal, le métro qui se bloque entre deux stations alors qu’il est pressé. Cependant, la technologie permet de mettre en place des pièges tout aussi efficaces : connexion internet qui ne fonctionne pas, publication par erreur de message sur les réseaux sociaux, volume de musique qui augmente aléatoirement, écran d’ordinateur qui se fige, saisie automatique déréglée, réveil qui sonne trop tôt ou trop tard. Tout dans sa journée était calculé pour que cela se passe mal. Un de mes agents a par exemple réussi à entrer dans le système de la machine à café de l’entreprise d’Arthur afin que le taux de caféine de ses boissons soit plus élevé lorsqu’il en commandait avec son badge. Un autre a fait en sorte que son application de streaming musical joue uniquement des sons entêtants lorsqu’il laissait sa musique sur le mode de lecture aléatoire.

Chaque piège n’était qu’une goutte d’eau. Rien de vraiment signifiant. Sauf qu’il s’agissait de plus de cinq-cents gouttes d’eau qui ne cessaient de tomber et de retomber. 

 

Tout ce qui pouvait être considéré comme un loisir ou un exutoire devait lui être enlevé. Il devait avoir le moins de temps possible pour lui. Son métier, déjà très prenant, était d’une grande aide pour cela. Il fallait cependant que cela aille plus loin. Une grande partie du travail d’un analyste dans une société de conseil en fusion-acquisition consiste à faire des présentations à des fonds d’investissements ou à d’importants groupes industriels souhaitant vendre des actifs afin d’obtenir le mandat de vente. Ce travail peut souvent s’avérer frustrant car il s’agit de travailler sur des présentations laborieuses sans aucune action opérationnelle si les clients ne sont pas convaincus et ne vous confient pas la vente. 

Afin de pousser cet aspect de son métier , nous avons concentré nos efforts sur son supérieur hiérarchique, Louis de Saint-Corverre, un homme de trente-sept ans, tout juste associé à la société d’Arthur et avide de rapporter « une grosse affaire » selon ses propres termes (Enregistrement du 8 janvier 2019 entre Louis de Saint-Corverre et un de ses contacts non identifié, non mis sous surveillance). Grâce aux relations du Dieu, Louis de Saint-Corverre a reçu des invitations pour d’importantes conférences de la place parisienne qui lui ont permis de se faire un réseau et d’être au courant des dossiers sur lesquels il fallait travailler pour espérer décrocher un mandat de vente. Au cours de toutes ses conversations que nous avons enregistrées, jamais il ne s’est demandé d’où lui venaient ses invitations. Le 18 janvier, à 23h34, alors qu’il rentrait chez lui en ayant laissé Arthur travailler toute la nuit sur la présentation qu’ils devaient faire le lendemain, il a même dit à sa femme au sujet de ces invitations : « C’est tout à fait normal, c’est le statut d’associé, cela ouvre des portes comme par magie. » 

À cause de cela, le temps que passait Arthur à son bureau a fortement augmenté. Avec de tels horaires, il n’avait pas d’autre choix que de prendre tous ses repas au bureau. Cela nous a permis de contrôler au plus près son régime alimentaire. En effet, lorsqu’il restait après 23h, ce qui arrivait près de six jours sur sept, son entreprise finançait ses repas à hauteur de trente euros s’il passait par une plateforme de livraison interne. Nous avons évidemment piraté cette plateforme. Lorsqu’Arthur se connectait, aucun repas équilibré n’apparaissait comme disponible : au contraire, les plats ayant le plus fort taux de sel et de graisses hydrogénées AGT étaient mis en avant. Cette alimentation a eu un impact significatif sur sa forme et sa vigueur.

 

Car le déclin d’Arthur passait aussi par un déclin physique. Il a pris du poids rapidement. Une couche de graisse s’est déposée sur ses cuisses, ses hanches, son ventre flasque et sur son visage qui est devenu bouffi. Son alimentation a eu un impact sur la qualité de sa peau, des boutons ont émergé le long de son dos et au niveau du front. Tout le temps enrhumé à cause des variations de la température de sa chambre, le contour de son nez s’est mis à rougir et s’est confondu peu à peu avec ses lèvres gercées. Le manque de sommeil creusait des poches indigo sous ses yeux. Un de mes employés avait changé les produits à l’intérieur de son dentifrice, de son shampoing et de son déodorant. Ses gencives se sont mises à régulièrement saigner durant les repas. De larges pellicules tombaient sur ses épaules. Il a aussi commencé à beaucoup transpirer pendant cette période.

Mon équipe s’occupait même de lui lorsqu’il prenait deux minutes pour respirer. Alors qu’il n’était pas très intéressé par les réseaux sociaux, nous avons réussi à le rendre dépendant en moins de trois semaines. Dans les transports, lorsqu’il prenait un café, aux toilettes, Arthur a rapidement développé le réflexe de sortir son portable. Il faut dire qu’à cause de son emploi du temps chargé, ces réseaux étaient vite devenus son dernier loisir. Trois personnes à temps plein s’occupaient de contrôler les articles, vidéos, images qui étaient mis en avant sur ses fils d’actualité Facebook et Twitter. Pendant un premier temps, les contenus qu’il avait sous les yeux étaient assez joyeux et divertissants. Cela a permis d’associer dans son esprit ces sites à quelque chose de positif. Puis, petit à petit, les publications qui s’affichaient sont devenues de plus en plus anxiogènes ou malsaines : article sur la guerre en Syrie, vidéo choc d’un garçon qui chute d’un train, graphique présentant les conséquences du réchauffement climatique… Le moral d’Arthur s’effondrait à chaque fois qu’il prenait son téléphone pour regarder ce qu’il se passait en dehors de son interminable routine, mais pourtant, il continuait à le faire plusieurs fois par jour.

 

En très peu de temps, le quotidien d’Arthur est devenu un véritable enfer. Il dormait peu et mal. Il travaillait comme un fou sur des tâches stériles. Il n’avait plus aucun loisir. Il ne faisait plus de sport. Il ne voyait plus ses amis. Il avait très peu d’échanges avec sa famille et il ne pouvait même plus dire s’il était encore ou pas avec sa copine. Il s’était enlaidi. Et constamment, des pièges lui tombaient dessus : un café renversé sur sa chemise, une fuite d’eau dans sa salle de bain, un email envoyé par erreur à un client important. 

Ce quotidien était envoyé au Dieu qui, j’imagine, s’en amusait. Lui seul en avait le pouvoir. 


 

 

Episode 8 — Le Paradis Perdu

 

Sidérés, les dieux regardent, lhumain se dirige vers le mauvais
 Côté de l
éternité dun pas décidé
 Préfèreront rôder en bas en haut, on va s
emmerder
 Y
a quici que les anges vendent la fumée

IAM – Demain c’est loin

 

Ange est un métier qui ne ressemble à aucun autre. Pourtant, de temps en temps, il ressemble à un travail des plus classiques. Notamment quand votre boss débarque à l’improviste dans votre bureau pour critiquer ce que vous faites. 

Lors de la mission d’Arthur, il est venu le 3 juillet dans les locaux où mon équipe et moi travaillions, soit six mois après que la mission ait officiellement commencé. Lorsque je l’ai vu sans masque, sans artifice, marchant d’un pas décidé vers moi, j’ai très bien compris à quel point il était énervé : normalement il m’aurait contacté par message chiffré ou quelque chose dans le genre pour satisfaire sa mégalomanie et son culte du secret. En l’apercevant, toute mon équipe a quitté la pièce et m’a laissé seul avec lui.

« Bonjour cher Archange, que me vaut cet honneur ?

— Ne te fous pas de ma gueule. Il faut qu’on parle et tu le sais.

— De quoi veux-tu parler ?

— De ta mission ! De ta mission à vingt-trois millions !

— Quel est le problème ?

— Le premier problème, c’est que tu ne sais même pas qu’il y en a un !

— Aurais-tu reçu un appel du Dieu ? »

Il a hésité avant de me répondre. Jamais les Dieux ne nous contactent directement, nous les Anges, car ils ne veulent pas nous laisser savoir qu’ils aiment la mission. Ils pensent que cela les rendrait trop vulnérables à nos yeux. Ils passent donc par l’Archange pour leurs remarques.

Sans lui laisser répondre, je lui ai demandé :

« N’aime-t-il pas l’état dans lequel est le Sujet ? »

Depuis le 1er janvier, Arthur avait pris près de dix kilos. Il ne dormait que cinq heures par nuit. Et sur ces cinq heures, seule une correspondait à du sommeil profond. Il passait maintenant 65% de son temps au bureau (soit quinze heures et trente minutes par jour, avec un pic à dix-sept heures durant le mois de mai). Il n’avait vu ses amis que deux fois depuis le réveillon, et encore, il avait passé son temps sur son téléphone pour répondre à ses emails. Le seul coup de téléphone qu’il avait reçu de sa copine avait été pour lui annoncer qu’elle avait rencontré quelqu’un en Chine et qu’elle allait y rester six mois supplémentaires. Son colocataire, ami pourtant si proche dans le passé, lui avait déclaré il y a un mois qu’il quittait leur appartement car il voulait emménager avec sa copine. Lorsque Arthur lui avait répondu d’un ton plutôt aimable qu’il était triste de son départ, son colocataire, un peu énervé ce jour-là (grâce à mon équipe évidemment) lui avait répondu : « De toute manière, on ne se marre plus comme avant. » Depuis deux mois, il ne décrochait plus quand l’un de ses parents l’appelait : ils passaient leur temps à se plaindre l’un de l’autre. Leur vie au Sénégal ne ressemblait en rien à la vie de rêve qu’ils s’étaient imaginée : le travail de sa mère était un cauchemar, elle rentrait tous les soirs épuisée et tendue, tandis que son père, qui s’était vu proposer un emploi tranquille dans un journal local, s’ennuyait à mourir.

Arthur faisait une dépression. Tous les soirs, avant de s’endormir, il pleurait. Cela avait un peu commencé fin avril, mais ce n’est vraiment qu’à partir de juin que c’était devenu quotidien. Tous les soirs, il pleurait de longues minutes en étouffant les spasmes de ses sanglots dans son oreiller avant de sombrer d’épuisement dans un court sommeil. Sur ce point-là, tout s’était déroulé comme prévu.

« Tu veux que je te le dise, c’est ça ? Et bien écoute bien : oui, le Dieu est accro à la mission. Il passe son temps devant la tablette qu’on lui a donnée à scruter le moindre détail de la vie du Sujet. Il observe ses amis. Et les amis de ses amis. Il lit chaque message, écoute chaque appel téléphonique. Il se balade de personne en personne. Il fouille dans toutes les informations qu’on lui donne. Il se noie dedans. Il ne fait que ça de ses journées : observer la vie du Sujet et de tous les gens qui tournent autour de lui. Il a des informations en direct sur plus de soixante-dix personnes et il serait prêt à doubler le prix de la mission pour en avoir davantage. Mais pourtant, depuis quelque temps, il a l’impression qu’on se fout de sa gueule. Ton Sujet a une vie de merde, très bien. Toi et tes je-ne-sais-pas-combien de sbires avez fait un super boulot. Mais vous avez juste oublié une chose : ce gars gagne 70 000 euros par an et lorsqu’il arrêtera son boulot de con, il n’aura aucun mal à en trouver un autre. Vous vous êtes occupés de son présent, mais pas de son avenir. Alors que lui s’en occupe. Tu as sous-estimé ce qui s’est passé il y a trois semaines. Tu as oublié de faire attention aux éléments perturbateurs de ta mission. » 

Les éléments perturbateurs sont la grande crainte des Anges. Ils sont dûs en général à un excès de confiance de l’Ange qui dirige la mission, à un manque de rigueur. Alors qu’on est censé tout contrôler de la vie du Sujet, il est parfois possible que des éléments que l’on n’a pas vu venir rendent le Sujet heureux. Par exemple, il peut arriver que le Sujet rencontre l’amour. Ou encore, comme ça avait été le cas dans une de mes missions, qu’il décide de partir du jour au lendemain pour faire un tour du monde. Autant vous dire que dans ce cas précis, il a été compliqué d’expliquer au Dieu qui avait financé la mission que le Sujet était malheureux alors qu’il se trouvait sur la plage de Jericoacoara un verre de caïpirinha à la main. 

« Tu sais quand tu as commencé à lâcher prise ? Le vendredi 7 juin ! Voilà la date exacte où tu t’es mis à perdre pied. Je vais t’avouer un truc : j’ai suivi en direct cette soirée, je me suis bien rendu compte que ça partait en couille. »

Si l’Archange osait m’avouer qu’il suivait l’évolution de la mission, qu’il en était spectateur comme le Dieu, c’est que vraiment la situation était exceptionnelle.

« Je vais te montrer le jour où tu as merdé. Affiche sur cet écran les informations que vous avez envoyées au Dieu ce soir-là », m’a-t-il ordonné en pointant l’écran plat accroché au mur.

Je me suis exécuté.

Le vendredi 7 juin, à 23h, Arthur était encore au bureau en train de travailler sur une présentation qu’il devait boucler pour le lendemain. Sur l’écran on pouvait voir son visage fatigué filmé par la webcam de son ordinateur. Dans le même temps, mon équipe changeait sa présentation pour le pousser à bout. Lorsque Arthur s’est aperçu que les titres de ses slides n’étaient toujours pas alignés alors qu’il les avait replacés une dizaine de fois, il a poussé un cri de rage. Un de ses collègues l’a entendu et lui a dit :

« Mec, tu devrais arrêter un peu, tu vas devenir fou. On va au Frog avec les autres, ça te dit ? »

Le Frog est un bar avenue Kleber, près du bureau d’Arthur, où ses collègues se retrouvent régulièrement. Arthur a hésité. À cause de la masse de travail qui l’accablait ces derniers temps, il avait perdu l’habitude de déjeuner ou de sortir avec ses collègues. Alors qu’ils se connaissaient tous bien, Arthur s’était isolé du groupe. Il ne savait plus comment interagir avec eux. 

« J’ai ma présentation à finir, je vous rejoins peut-être.

— Tu la finiras demain », a insisté son collègue.

Arthur a jeté un coup d’œil à son ordinateur et a vu que les titres de la slide qu’il avait devant lui n’étaient toujours pas alignés. Il a poussé un long soupir, puis a pris sa veste et est parti.

« Le fait qu’il soit allé boire un verre avec ses collègues, ça a été le premier signe que toi et ton équipe ne maitrisiez pas la situation ! Depuis des mois, ses collègues lui proposent et il a toujours refusé. Sauf cette fois-ci ! Et vous ne l’aviez pas prévu », m’a dit l’Archange d’un ton suffisant.

Nous n’avions pas d’images du trajet d’Arthur et de ses collègues entre leur bureau et le bar. L’écran affichait simplement des points sur une carte, leurs coordonnées GPS. Grâce à leurs portables, on pouvait entendre leur conversation. Mais une fois qu’ils sont arrivés au Frog, à cause du bruit de fond, le son n’était pas bon, un de mes agents est donc allé sur place muni d’un micro et d’une discrète caméra. 

« Il a fallu dix minutes pour avoir une image du bar, m’a sermonné l’Archange. Ce n’est pas normal que ce soit aussi long. »

On pouvait parfaitement entendre et voir ces jeunes cadres dynamiques discuter des différents types de bières, puis de boulot, puis enfin de placements financiers et d’achats d’appartements. Des amis de ses collègues les ont rejoints. Puis des amis d’amis. Ils étaient une vingtaine et le sujet de conversation ne changeait pas. Un ami d’un des collègues d’Arthur s’est vanté d’avoir acheté un soixante-cinq mètres carrés aux Batignolles pour 450 000 euros, soit un prix bien en-deçà du marché. On ne l’a pas cru pas, on l’a traité de menteur. Piqué au vif, il a réglé l’addition de toute la table puis les a invités à prendre un taxi ou un VTC pour se rendre chez lui.

« Aucune des personnes qui ont commandé un Uber n’était sous notre surveillance. Résultat : vous avez été incapables de savoir où ils allaient », a continué de commenter mon patron.

Sur la carte, les points GPS se déplaçaient au 7 de la rue Jacquemont. 

« Et maintenant encore, il a fallu attendre trente minutes pour avoir une image de la soirée ! Tu crois que le Dieu a payé vingt-trois millions pour ne rien pouvoir suivre ? Imagine-le derrière sa tablette à attendre comme un con que quelque chose se passe. Vous n’avez pas été pro. »

Très calme, je m’imaginais, non pas le Dieu, mais l’Archange stressé derrière sa tablette ou son ordinateur par ce qui se passait. Je n’ai pu retenir un rictus.

« Ça te fait rire en plus. Avance au moment où vous avez l’image. »

Nous avons, en effet, mis du temps avant d’obtenir une image de la soirée. Heureusement, au bout d’une demi-heure, un des collègues d’Arthur qui était sous notre surveillance a utilisé son ordinateur pro pour mettre de la musique. Grâce à la caméra de l’ordinateur, le Dieu était ainsi au premier rang pour suivre la soirée. De ce que l’on pouvait voir de l’appartement, le jeune propriétaire disait vrai : son achat semblait faire près de soixante-cinq mètres carrés. Les commentaires perceptibles par l’enregistrement parlaient d’une « superbe salle de bain », d’une « grande cuisine à l’américaine », d’une « vue incroyable depuis la chambre ». Les jeunes financiers ont commandé de l’alcool et, après un simple coup de fil à un dealer, ils se sont fait livrer encore plus facilement de la coke. La soirée s’est emballée. 

Placé près de l’ordinateur, on pouvait voir Arthur scrutant avec soin l’appartement. Il a pris un verre mais a annoncé qu’il n’allait pas traîner. Avant de partir, il a eu une conversation avec le propriétaire. Arthur étant toujours près de l’ordinateur, les micros percevaient parfaitement cet échange, le Dieu n’a donc pas pu le rater.

« Il est fou, ton appartement. Je peux te redemander combien tu l’as payé ?

— Une misère, mec ! 450 000 euros.

— Comment as-tu fait pour avoir un plan comme ça ?

— C’est grâce à mon boss. Il fait partie d’un réseau d’entraide pour « gens comme nous », si tu vois ce que je veux dire. Et dans ce truc, il y a des mecs spécialisés dans l’immobilier, ils ont toujours des plans en or. Mais si ça t’intéresse, je peux te parrainer. Donne-moi ton adresse mail, je t’inscrirai sur le site. Il faut deux parrainages, mais je pense que mon boss pourra te parrainer aussi, il s’en fout. Tiens, prends mon numéro et envoie-moi un message demain pour que je n’oublie pas. »

Incapable de tenir en place, l’Archange faisait les cent pas dans la salle.

« Alors, ok, vous avez mal maîtrisé une soirée, c’est con mais ça arrive. Mais le lendemain ? Pourquoi vous n’avez rien fait pour que cela s’arrête ? »

Il s’est placé devant moi et a pianoté sur mon ordinateur. Sur l’écran de la salle, le message qu’Arthur avait envoyé le lendemain de cette soirée s’est affiché :

 

Echange de message entre Jean Anguis et le Sujet du 8 juin 2019 (via SMS )

 

[10:13, 08/06/2019] Arthur Gutain : Salut Jean, c’est Arthur, on s’est vus chez toi hier. Est-ce que tu pourrais m’envoyer les liens pour ton site de bons plans ?

[14:29, 08/06/2019] Jean Anguis : Salut mec, pas de problème. Il me faudrait ton adresse mail ainsi que ton nom complet et la boite dans laquelle tu taffes.

[14:31, 08/06/2019] Arthur Gutain : arthurgutain@gmail.com /Arthur GUTAIN/ MA Consulting. Pourquoi ils ont besoin de savoir où je bosse ?

[15:10, 08/06/2019] Jean Anguis : Je ne sais pas trop. Je crois que le délire du truc, c’est d’accepter que des personnes qui ont des bonnes situations. Normalement tu as dû recevoir un lien pour t’enregistrer dans ta boîte email.

[15:13, 08/06/2019] Arthur Gutain : Bien reçu, merci !

 

L’Archange a déplacé la souris et a cliqué sur une icône téléphone, nous permettant d’écouter l’appel qu’Arthur avait reçu de la part d’un agent immobilier deux jours après.

« Qu’est-ce qui vous a pris ? Pourquoi vous n’avez pas filtré cet appel ? Comment ça se fait que le Dieu ait pu l’écouter ?

— À quoi cela aurait servi ? ai-je répondu. De toute façon, il aurait bien vu que deux jours après, à l’heure du déjeuner, Arthur était géolocalisé près des Buttes-Chaumont. Il aurait bien compris qu’Arthur visitait des appartements.

— Du coup, vous avez décidé de ne rien cacher ? Votre Sujet a enfin un truc bien qui se passe dans sa vie mais ça ne vous intéresse pas, vous laissez couler ? »

Il est vrai que durant les trois semaines suivantes, nous avons envoyé au Dieu la plupart des données que nous avions. L’Archange et lui ont ainsi sûrement vu Arthur visiter de nombreux appartements. Ils l’ont sans aucun doute entendu faire une offre pour un appartement près de Stalingrad, à la frontière entre le dixième et le dix-neuvième arrondissement parisien, pour un trois pièces magnifique de quatre-vingts mètres carrés au dernier étage avec ascenseur pour un peu moins de 550 000 euros. Ils ont eu l’occasion de lire les réponses positives des banques pour son prêt. L’Archange et le Dieu ont ainsi pu constater qu’en moins de trois semaines, Arthur s’était construit un capital qui lui assurait un avenir stable. 

« Ces trois dernières semaines sont passées vite. Trop vite pour toi et ton équipe. Arthur a fait des choix dont tu ne le pensais pas capable. Tu l’as sous-estimé. »

C’était, d’une certaine manière, vrai. L’affaire avait été conclue rapidement. Et je ne pensais pas qu’Arthur pouvait vraiment faire des choix de ce genre dans un délai aussi court. Du moins, je n’en étais pas sûr.

« Dis-moi que tu as un plan B ! m’a crié l’Archange.

— Rien ne va s’arranger…

J’ai laissé ma phrase en suspens en l’observant attentivement. J’ai pu sentir à cet instant précis toute la pression qu’il avait subie de la part du Dieu. Je dois bien avouer que j’ai trouvé ce moment extrêmement savoureux.

— …car il n’y a rien à arranger. Tout se passe comme prévu. »

L’Archange s’est arrêté net. J’ai marqué un temps avant de reprendre la parole.

« Depuis le début de la mission, nous mettons en avant sur le fil d’actualité Facebook du Sujet, ainsi que sur celui de tous ses collègues, des articles expliquant pourquoi c’est le moment d’investir à Paris. Nous avons acheté début février un appartement dans le dixième que nous avons remis en vente pour 100 000 euros de moins. Nous savions que cet appartement correspondait exactement à ce qu’Arthur voulait : appartement bon marché, dans un quartier dynamique, assez grand pour pouvoir y emménager avec une éventuelle copine, très lumineux... Mon agent, le fameux Jean Angulis, s’est fait recruter il y a un mois dans une boite de conseil où travaille un ami d’un des collègues d’Arthur. Comme on l’a vu à l’instant, il lui a parlé du site internet. Site qui existe vraiment d’ailleurs ! Il permet à des gens de la haute société de trouver des bons plans immobiliers. Arthur s’y est inscrit et a rencontré l’agent immobilier qui lui a trouvé cette « pépite ». Cet agent n’est pas un membre de mon équipe. Un de mes employés l’a rencontré il y a quelques semaines en se faisant passer pour un vieil aristocrate qui voudrait vendre cet appartement uniquement à quelqu’un « de bien ».

— Pourquoi être passé par ce site ? Pourquoi ne pas l’avoir mis en avant à Arthur avec une pub présentant l’appartement ?

— Nous avons essayé, figure-toi, mais cela n’a pas marché. Non, pour pousser Arthur à l’acheter, il fallait qu’il pense que c’était vraiment une affaire. Il fallait aussi qu’il ne s’étonne pas que la vente se fasse rapidement, sans trop de paperasse, sans trop d’information. Le site a été un très bon outil pour ça.

— Et qu’est ce qui va se passer maintenant ?

— Tu es sûr que tu veux que je te raconte ? Je m’en voudrais de gâcher tes prochaines soirées devant ta tablette. »

L’Archange m’a lancé un regard noir. Il était passé pour un con et il le savait. Il est sorti de la salle en claquant la porte.

Episode 9 — La Société Anonyme

 

On travaille pour des ombres, 

Des pions,

Mais pourquoi pour qui?

Ton esprit rebelle refuse-t-il le sermon?

Garçon grandissant dans une carapace dêtre mi-ange mi-démon,

Capable de dévaster région après région.

La Brigade – Regarde et compte

 

Dans le nom « la Société des Anges », le terme « société » semble ironique. Il ne l’est pas. La Société des Anges ressemble en tout point à une société, une entreprise. Elle a été pensée comme telle, et elle continue d’évoluer en s’inspirant de l’évolution des entreprises modernes. Car comme toute entreprise, la Société des Anges vend des biens et des services.

 

Le premier service que vend la Société des Anges, son produit d’appel, qui attire le client, c’est de leur permettre de faire partie d’une élite, d’un club fermé qui réunit les gens les plus riches du continent. Je ne sais pas exactement comment on devient Dieu. C’est un secret auquel les Anges n’ont pas accès. Je sais simplement qu’entrer dans le Cercle des Dieux est une chose enviée.

Une fois qu’une personne devient Dieu, elle peut financer des missions, le vrai produit que vend la Société des Anges. J’ai compris au cours de la troisième mission que j’ai menée à quel point ce produit est addictif. Je travaillais pour un Dieu dont c’était la première mission. Pour notre rencontre, il m’a reçu de façon très courtoise chez lui. Il a insisté durant toute la conversation sur son intérêt très limité pour la mission. Il m’a expliqué qu’il faisait ça surtout pour conserver le réseau que lui offrait la Société des Anges – Président-directeur-général de l’une des plus grandes sociétés de logistique du monde, il m’a listé tous les contrats qu’il avait pu apporter à son entreprise depuis son entrée dans le Cercle des Dieux. Lorsque j’ai commencé à parler de la Première Attaque, il semblait gêné. Il a décrit le Sujet, une avocate en droit pénal d’une trentaine d’années, comme un « dommage collatéral regrettable mais nécessaire ». 

Encore novice dans les habitudes des Dieux, il a accepté de communiquer avec moi durant toute la mission sans passer par l’Archange. C’est ainsi que je suis retourné chez lui huit mois après le début de la mission pour faire le point. Le Sujet, entre temps, avait tout perdu. Elle était depuis trois semaines dans un hôpital psychiatrique à cause de « troubles dissociatifs aigus (Syndrome de Ganser) » et de « névroses obsessionnelles ». Aucun membre de sa famille ni aucun de ses amis n’était venu lui rendre visite. Il était temps de passer à la deuxième partie de la mission, celle où nous mettons tout en œuvre pour relever le Sujet, pour qu’il retrouve une situation normale, presque comme avant. Les Dieux ont le choix de mettre en place, ou non, cette partie de la mission. Cependant, il est très rare qu’ils ne le fassent pas. Ce Dieu qui quelques mois auparavant semblait ne porter aucun intérêt pour la mission, qui semblait presque regretter de devoir y participer, avait complètement changé. Il m’a retracé dans les moindres détails la mission que j’avais menée, me posant des questions précises pour savoir comment on avait mené telle ou telle action. J’ai alors compris qu’il avait été hypnotisé par la chute du Sujet. Que les informations qu’on lui avait données avaient eu l’effet d’une drogue tenace qui avait bouleversé son quotidien.. Il m’a proposé d’attendre un peu avant de démarrer la deuxième partie. En prononçant cette demande, il a compris ce qu’il était devenu. Il a écourté l’entretien en me donnant l’autorisation de passer à la suite.

Le produit que vend la Société des Anges est un produit diabolique dont ne peuvent se passer les Dieux qui l’ont testé.

 

Pour vendre ses produits, la Société des Anges a, comme toute société, une stratégie marketing.

D’ailleurs, c’est peut-être sa spécialité. Dieu, Archange, Ange, Sujet. Les créateurs de la Société des Anges ont créé un folklore complet. Les clients sont plongés dans un univers dont on leur dit qu’ils sont maîtres. Le client n’est pas roi, il est Dieu.

De plus, tout est fait pour leur donner l’impression qu’ils font partie de quelque chose de grand. Pour cela, telle une secte, tout est codifié : la façon dont ils se réunissent, prennent la parole, se saluent. Tout est entouré de secret, de tradition et de mystère. 

Enfin, il est dit aux clients qu’en étant Dieux, ils perpétuent une tradition ancestrale : on leur raconte que la Société des Anges a été créée lors de la chute de l’empire romain par des familles d’aristocrates voulant s’assurer qu’une élite continuerait d’exister. Il est évident que cette version est fausse. D’après ce que l’on m’a dit, la Société des Anges a été créée au début du XIXe siècle par de riches industriels. Au début, tout le folklore n’existait pas, et les missions ne ciblaient pas des anonymes mais des personnes désignées et connues par les clients (adversaire politique, concurrent, journaliste intrusif…). Puis les fondateurs se sont aperçus que les clients étaient plus intéressés par le récit de la chute des victimes que par ses conséquences. Ils ont donc commencé à cibler des inconnus, et à mettre petit à petit le folklore et les traditions en place.

C’est ainsi que la Société des Anges a été créée.

 

Une entreprise s’organise autour d’une politique de ressources humaines. Pour la Société des Anges, cet élément est la clef de son fonctionnement. Prenons la mission d’Arthur : une vingtaine de personnes ont commis, sous mon autorité, des actes non seulement illégaux mais surtout contraire à toute morale. Pourquoi ? Ces hommes et ces femmes qui respectaient mes ordres n’étaient pas, du moins pour la plupart, des pervers, des fous, ou des malades. La très grande majorité était même des êtres assez ordinaires. Comment la Société des Anges a-t-elle réussi à s’organiser pour que tant de personnes accomplissent des actes aussi malsains ?

Tout d’abord, tous les agents qui ont été recrutés possèdent la même caractéristique : ils n’ont pas de blocage majeur à enfreindre la loi. Ne pensez pas pour autant que l’on recrute dans le grand banditisme, car au final nous ne demandons pas aux employés de la Société des Anges de commettre des délits graves, mais simplement des délits mineurs comme pirater un ordinateur, installer une caméra de surveillance, ou convaincre une personne de donner une information confidentielle. Qu’une personne obéisse à un code moral fort n’est en revanche jamais un problème pour travailler pour la Société. La morale, contrairement à la loi, est une notion floue, et il est très facile de faire évoluer ce concept chez quelqu’un.

Pour la mission d’Arthur, la gestion de son emploi du temps et de celui de ses amis était primordiale. Il me fallait une personne qui pilote ce sujet-là. La Société des Anges m’a proposé une quinzaine de profils, et j’ai retenu celui de Julien, 27 ans, manager dans le secteur de la restauration. Il avait clairement les compétences requises : il savait travailler selon un rythme décousu et gérait au quotidien le planning de plus d’une vingtaine de serveurs, cuisiniers, et commis. Avant de lui parler de ce qu’elle attendait de lui, la Société des Anges l’a piégé. Après son service, alors qu’il s’apprêtait à rejoindre des amis dans une boite de nuit, des policiers l’ont arrêté en possession de MDMA. Son profil correspondait à ce que des indics avaient signalé à des enquêteurs et au vu de l’importante somme en cash qu’il avait sur lui au moment de son arrestation, habitude courante dans son métier, les policiers l’ont interpellé pour trafic de stupéfiant. Lorsque le procureur lui a annoncé qu’il risquait cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende, il a été pris d’une crise de panique. Donc quand un membre de la Société des Anges lui a annoncé qu’il serait libre s’il acceptait un travail « plutôt honnête », il n’a pas hésité longtemps.

Quand Julien a rejoint mon équipe, la mission avait déjà démarré depuis quelques jours. Il s’est retrouvé dans un open-space avec des horaires et des collègues de travail. De prime abord, il n’a pas remis en question l’aspect « plutôt honnête » de son nouveau job. C’est très important que les employés se sentent comme dans une vraie entreprise. Pour eux, il n’y a pas de folklore, pas de cérémonies, pas de manières de se dire bonjour ou de prendre la parole. Non, tout est fait pour que l’atmosphère de travail soit la plus normale possible.

Il est aussi primordial qu’il y ait une unité, une uniformité même, parmi les employés. Pour cela, rien de mieux que les méthodes de « team building » des sociétés classiques. Des soirées sont régulièrement organisées, nos locaux sont chaleureux, les employés ont à leur disposition des salles de jeux, des équipements de sport, des canapés et des frigidaires pleins. Pour qu’ils développent des centres d’intérêts communs, nos employés se voient offrir les mêmes services de streaming, des abonnements à la salle de sport, des tickets pour des concerts ou matchs de football. Cependant, contrairement aux vraies sociétés, pour s’assurer de l’efficacité de cet effet de groupe, on met tout en œuvre pour éloigner chaque employé de ses amis et de sa famille, et ce, ironiquement, selon les mêmes méthodes qu’ils utilisent pour isoler les Sujets. Cela est assez efficace : pour Julien par exemple, en moins d’un mois, il a pris l’habitude de ne plus voir que ses collègues de bureau. Il s’est conformé à la morale qui l’entourait, à la morale de la Société des Anges. Comment aurait-il pu remettre en question ce qu’il faisait quand la plupart des gens qu’il voyait au quotidien faisaient la même chose ?

Ce conformisme ne suffit cependant pas. Pour étouffer tout sursaut de conscience, nous mettons en place un système autoritaire fort. Ce système repose sur deux types d’autorité complémentaires : une autorité légitime et une autorité tyrannique.

L’autorité légitime est généralement représentée par l’Ange. Les agents respectent nos ordres car ils ne nous voient jamais douter. Ils savent que la mission est constamment sous notre contrôle et que nous sommes au courant de tout ce qui se passe, tant au sein de l’équipe que sur le déroulement de la mission : ils développent ainsi une forme de respect naturel. Pour renforcer ce sentiment, il faut toujours s’assurer qu’ils n’aient jamais l’image complète de la mission. Par exemple, pour Julien, un agent était chargé de lui transmettre les heures où Arthur ou un de ses amis devait être occupé sans aucune autre explication. On pouvait lui dire : « Antoine, le colocataire d’Arthur, ne doit pas dormir chez eux du 30 janvier au 13 février ». Il devait alors organiser des évènements, déterminer l’emploi du temps de son travail, définir des pièges afin qu’Antoine ne dorme jamais dans sa colocation durant cette période mais chez un autre ami ou chez sa copine. Ensuite, une fois que Julien avait listé les actions et les procédés à mettre en place, il les transmettait à un autre agent chargé de s’assurer de leur exécution. L’agent est ainsi perdu entre les causes et les conséquences, et en obéissant, il délègue sa responsabilité à l’autorité qu’il considère compétente. 

L’autorité tyrannique est aussi très importante, même si elle ne permet de s’assurer d’un état d’obéissance des agents que sur le court terme. À long terme, sans l’autorité légitime, les agents finissent toujours par désobéir. L’autorité tyrannique peut être représentée par l’Ange de la mission. D’une certaine manière, le titre d’« Ange », seule pointe de folklore que les agents voient, installe un climat de mystère parmi eux et peut ainsi créer un sentiment de peur vis-à-vis de la Société des Anges. Personnellement, je préfère que l’autorité tyrannique soit assumée par mon sous-directeur, Andrei. C’est lui qui est chargé de mettre la pression sur les employés, de les réprimander violemment à la moindre erreur. Cela fait six ou sept missions que je travaille avec Andrei, mais je pense que cela fait plus de dix ans qu’il travaille pour la Société des Anges, chose très rare pour un agent. Andrei est en quelque sorte mon pitbull humain, les gens ont peur de lui mais pas de moi. Ainsi, je garde un lien de confiance avec mes employés.

Malgré la puissance de l’effet de groupe et la mise en place d’un système d’autorité complet, il arrive que certains agents remettent en question la moralité de leur travail. Ce n’est pas forcément un problème en soi. Travailler à l’encontre de sa morale est une chose épuisante, les agents sont constamment tiraillés, et montrer des marques de désapprobation leur permet de faire baisser la tension qu’ils accumulent. Ces signes de désobéissance sont donc plutôt un bon outil sur le long terme pour s’assurer que les agents travaillent bien. Il faut juste que les Anges s’assurent de les maîtriser et de les canaliser.

 

Malgré le dégoût que m’inspire la Société des Anges, je dois bien admettre que je suis impressionné par l’intelligence de son organisation. Des clients – les Dieux – aux agents, en passant par les Anges, c’est une machinerie sans faille construite avec la précision d’un horloger à laquelle tout le monde se soumet. Il existe une vraie distinction entre les agents et nous, les Anges, mais nous faisons tout de même partie de ce système – nous y occupons la place centrale. Nous savons le mal que fait la Société des Anges. Nous en connaissons les causes et les conséquences. Nous sommes la clef de voûte d’une organisation que nous détestons, nous sommes des bourreaux pleurant leurs victimes, des Anges rongés par leurs démons. 


 

 

Episode 10 — L’illusion des choix

 

Jai des mœurs à adoucir

Si tu pleures ste plaît fais pas de bruit

Tas essayé, tas pas réussi

Si tu meurs, des lèvres vont sourire

Jfais nimporte quoi, jaccuse mon époque

Jentends des voix, cest pas celles de mes potes

Pas dsigne de croix, le diable au corps

Jvois clair, jsuis lroi du royaume des borgnes

Columbine – Château de sable 

 

Dès le premier jour de la mission, Arthur était condamné. Il n’avait aucune issue. Si vous pensez le contraire, c’est que vous sous-estimez la force de la Société des Anges. À sa place, vous auriez suivi le même chemin.

Vous en doutez ? Très bien, je vous propose de jouer à un jeu dont les règles sont simples : vous êtes Arthur Gutain, et vous devez garder votre emploi.

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Nous sommes le lundi 29 juillet. Vos six derniers mois ont été chaotiques sur le plan personnel et le travail est votre seul exutoire. Il est 9h30, vous êtes devant votre bureau et , exceptionnellement, vous n’avez rien à faire. Cela vous angoisse : si le responsable des plannings ne vous met pas sur un dossier, vous allez devoir partir en vacances. Or vous n’avez rien organisé car vous n’avez pas vu vos amis depuis longtemps et vous ne voulez pas aller rendre visite à vos parents au Sénégal.

Votre téléphone sonne et c’est justement le responsable des plannings qui vous demande dans son bureau. Vous vous y rendez d’un pas décidé. Il vous expose la situation : vous et l’un de vos collègues êtes moins occupés ces derniers temps et deux dossiers viennent de tomber : le premier fera peser une lourde responsabilité sur vos épaules mais risque d’être « assez challenging » selon les propres mots du responsable, tandis que l’autre est plus classique mais très concret. Vous êtes un peu plus senior que votre collègue, donc il vous propose de choisir. Laquelle prenez-vous ? La mission compliquée ou la mission classique ?

Nous avons depuis longtemps piraté le logiciel de gestion de MA Consulting. Vous ne pouvez pas échapper à ce choix. 

Si vous penchez pour la première proposition, vous serez amené vers le dilemme de L’APPEL DE LONDRES, autrement, vers celui de L’ESPRIT DE FETE.

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L’APPEL DE LONDRES — Vous avez choisi la mission à haute responsabilité. Félicitations. À 10h, vous avez rendez-vous avec Claire Montel. Vous n’avez jamais travaillé avec cette supérieure, mais elle vous met tout de suite en confiance. Elle vous explique la mission.

« Un fonds d’investissement nommé Songri Partners détient 20% d’un grand groupe industriel coté. Un changement de stratégie dans leur investissement va les pousser à vouloir racheter l’ensemble des actions du groupe afin de vendre par la suite chaque division de l’entreprise séparément. Avant d’initier l’OPA, ils font appel à nous pour savoir si l’opération est rentable, et pour faire tout le suivi du processus d’achat. Ça va être une mission éprouvante mais passionnante, tu verras ». 

Avant que vous partiez, elle vous fait signer un contrat de confidentialité. Vous commencez à le lire. En vous voyant faire, elle laisse échapper un rire : « Ne t’en fais pas, c’est juste une formalité imposée par l’Autorité des Marchés Financiers, mais ça n’a jamais servi à rien ! ».

Durant les semaines qui suivent, vous travaillez comme un fou. Constamment, votre téléphone vibre à cause des emails que vous envoient les analystes de Songri Partners. Ils vous demandent un nombre incalculable de modèles, de rapports et d’études de marchés. Jamais ils ne vous remercient ou ne vous font de retour positif. À tel point que vous développez une véritable aversion dès que vous entendez le nom de ce fonds d’investissement.

Le 22 août, vous recevez un message sur LinkedIn d’un partner de Black Long Capital, un important fonds d’investissement basé à Londres. Il souhaite vous rencontrer pour un entretien d’embauche. Vous relisez le message une vingtaine de fois, vous n’osez y croire. Cette proposition arrive à point nommé pour vous. Après deux ans en fusion-acquisition, c’est le bon moment pour être embauché dans un fonds, dont le travail est plus opérationnel et plus prestigieux. De plus, le fait que le poste se situe à Londres vous enchante. Cela vous permettra de prendre un nouveau départ dans la vie. Seulement, il y a un point négatif : Black Long Capital a une réputation de prédateur, n’hésitant pas à jouer avec les limites de la légalité (et surtout de la morale) pour être performant, et vous n’êtes pas tout à fait sûr de vouloir travailler dans un tel environnement. Vous répondez au message et le partner vous propose de venir dans leurs locaux le dimanche 25 août afin que vous n’ayez pas à justifier une absence à votre poste. Que décidez-vous : d’aller à Londres pour rencontrer l’équipe de Black Long Capital ou de ne pas y aller ?

Black Long Capital recherche depuis longtemps un analyste et nous avons fait en sorte que votre profil apparaisse parmi les recherches. C’est comme ça que le partner vous a contacté. Vous ne pouvez pas échapper à ce choix.

Si vous décidez de ne pas y aller, vous allez être contraint d’être sur votre lieu de travail le dimanche 25 août pour avancer votre délicate mission et vous ferez face au choix nommé SUNDAY AT WORK. Si vous choisissez au contraire de prendre votre billet d’Eurostar, vous allez être confronté au choix LA VALEUR DE L’INFORMATION.

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LA VALEUR DE L’INFORMATION — Vous avez décidé de vous rendre à l’entretien. À 10h le dimanche 25 août, vous faites le tour des locaux de Black Long Capital. C’est une jeune analyste qui vous fait visiter. Elle est très avenante, vous sympathisez directement. Elle a suivi à peu près le même parcours que vous. Elle vous montre la salle de sport, le service de pressing, les espaces de détente à chaque étage. Elle parle de ses horaires plutôt légers pour le secteur, de l’ambiance agréable de travail, de la vie à Londres. À 11h, vous passez un premier entretien technique qui ne vous pose pas de grandes difficultés. Ils vous demandent de revenir à 14h pour une série d’entretiens avec l’équipe. Vous vous baladez pendant ce temps dans les rues adjacentes. Vous êtes séduit par ce quartier d’affaires, par les accents que vous entendez. Vous vous voyez déjà faire partie de ce monde. Lorsque vous revenez, on vous explique que vous allez passer six entretiens de trois quarts d’heure. Vous rencontrez chaque membre de l’équipe un par un. Ils vous testent, vous mettent la pression. Vous décrivez plusieurs fois et toujours de façon très détaillée votre travail chez MA Consulting. Vous trouvez cela long, vous êtes de plus en plus stressé. Les personnes qui vous font passer les entretiens tiennent toutes le même discours : elles vous demandent des « preuves de votre motivation », questionnent « la valeur concrète que vous pouvez apporter ». On vous précise que tout ce que vous direz « restera confidentiel et n’aura aucune conséquence pour vous, à part peut-être d’être embauché ». Lors du dernier entretien, vous êtes surpris de voir la jeune analyste qui vous a fait visiter les locaux le matin même, accompagnée du Senior Partner. Il vous répète à peu près la même chose que les autres. Sauf que cette fois-ci, l’analyste ajoute un commentaire beaucoup plus direct :

« Pour vous donner un exemple, lors de mon entretien d’embauche, je n’ai pas hésité à donner une information de marché pour montrer ma motivation. »

Le Senior Partner enchaîne en vous demandant :

« Qu’est-ce que vous pouvez nous dire qui aurait de la valeur pour nous ? »

Que décidez-vous : de parler de l’OPA que souhaite faire Songri Partners ou de partir sans rien dire ?

Les membres de Black Long Capital poussent systématiquement les candidats à donner des informations confidentielles sur leurs dossiers en cours. Vous ne pouvez pas échapper à ce choix.

CHOIX A : VOUS PARLEZ DE L’OPA — Black Long Capital saute sur l’occasion pour acheter des actions du groupe industriel coté afin de bloquer l’opération. Ce soudain achat par un fonds concurrent éveille des soupçons chez Songri Partners. Ils mènent dans la foulée une enquête et votre entretien est découvert. Vous êtes viré dans l’heure et pour que l’affaire ne s’ébruite pas, jamais Black Long Capital ne vous recrutera. Vous avez perdu.

CHOIX B : VOUS NE PARLEZ PAS DE L’OPA — Vous recevez le lendemain l’appel d’un membre de Black Long Capital pour vous dire que vous n’êtes pas pris. Il vous dit que vous avez été stupide de ne rien dire, qu’un de vos collègues moins scrupuleux a été recruté à votre place. Il rajoute que si vous avez une information qui peut vous rapporter, vous devriez en profiter. « Tout le monde fait ça. » Vous devenez fou de rage. Vous avez raté l’occasion d’une vie pour protéger les intérêts de Songri Partners, un fonds que vous haïssez. 

Alors que vous vous trouvez toujours dans un profond état d’énervement, vous recevez un appel de votre banque quelques heures plus tard vous proposant de faire des placements. Vous n’hésitez pas une seconde et achetez pour votre compte des actions du groupe industriel, le cours de l’action allant forcément remonter suite à l’annonce de l’opération. Cet achat est pour vous une revanche face à Songri Partners.

Je me permets une petite précision : les deux appels que vous avez reçus aujourd’hui venaient de complices de la Société des Anges spécialisés en rhétorique. 

Juste avant le lancement de l’OPA, l’Autorité des Marchés Financiers fait une inspection pour voir si des délits d’initiés ont eu lieu. Ils voient rapidement que vous détenez des actions. Vous êtes viré dans l’heure. Vous avez perdu. 

 

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L’ESPRIT DE FETE — Vous n’avez pas choisi la mission à haute responsabilité mais celle plus classique. À 13h, vous avez rendez-vous avec Julien Séda, un partner de 40 ans qui a la réputation d’être terriblement exigeant. Il vous explique très rapidement la mission : trouver des acheteurs pour une société d’évènementiel, BarFlam Event. 

Malgré la sévérité de Julien Séda, vous êtes plutôt à l’aise avec ce dossier. Vous travaillez beaucoup, principalement à la création du business plan. BarFlam Event offre à tous les analystes de votre société des invitations pour un festival qu’elle organise en banlieue parisienne le dimanche 25 août.

La veille, vous recevez un message de la part d’un de vos anciens amis de lycée que vous n’avez pas vu depuis sept ans. Il vous dit qu’il est bloqué à Paris à cause de l’annulation de son train et qu’il cherche un endroit où dormir ce soir et demain.

Que décidez-vous ? Soit vous invitez votre ancien ami au festival, soit vous décidez d’être raisonnable en allant travailler ce dimanche pour préparer la présentation que vous devez faire au conseil d’administration le lundi matin.

C’est nous qui avons fait annuler les billets de train de votre ancien ami et qui avons bloqué les autres messages qu’il a envoyés aux personnes qu’il connaissait à Paris, et c’est aussi nous qui avons fixé la date du conseil d’administration. Vous ne pouvez pas échapper à ce choix.

Si vous décidez de travailler ce dimanche 25 août, vous serez confronté au choix SUNDAY AT WORK.Si vous décidez d’aller au festival, vous ferez face au dilemme BOIRE OU RESPIRER.

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BOIRE OU RESPIRER — Vous retrouvez votre ami le samedi soir. Vous êtes très contents de vous revoir. Depuis sept ans, vos vies ont suivi des cours très différents, mais votre conversation reprend naturellement. Il est super content d’aller au festival avec vous. Vous êtes aussi rassuré qu’il soit là. Au fond de vous, vous savez que s’il ne vous avait pas envoyé de message, vous n’y seriez jamais allé : tous les analystes de MA Consulting vont ramener des amis à cet évènement, vous ne vouliez pas être le seul à ne pas avoir d’invité.

Le lendemain vers 15h, vous arrivez au festival. Vous passez avec votre ami de scène en scène. Il connaît la plupart des artistes qui jouent, vous ne pouvez en citer plus de deux. Vous réalisez que c’est un habitué de ce genre d’évènement. Il fait souvent la fête et adore la musique électronique. Il danse avec aisance. Vous essayez de vous motiver comme lui, mais n’y arrivez pas. Pourtant, autour de vous, les gens s’amusent, s’embrassent, se balancent. Votre ami vous demande ce qui ne va pas. Vous répondez que vous travaillez demain et que vous avez donc du mal à vous mettre dans l’ambiance. Il vous propose de vous acheter de la coke pour profiter du festival sans avoir mal à la tête le lendemain. Il rajoute : « C’est moi qui offre, pour ton hospitalité ! Tu vas voir, ce n’est pas grand-chose, tu vas juste te sentir chaud ! ».

Que décidez-vous : prendre de la cocaïne ou rester raisonnable et continuer seulement à boire des bières ?

Depuis deux mois, un agent de la Société des Anges suit la consommation de cocaïne de votre ami. C’est en partie à cause de nous qu’il est accro. Il est tout à fait naturel pour lui de vous en proposer. Vous ne pouvez pas échapper à ce choix.

CHOIX C : VOUS PRENEZ DE LA COCAÏNE — Vous vous sentez bien. Quand vous dansez, vous trouvez ça cool. Quand vous parlez aux filles, cela fonctionne. Vous n’arrêtez pas de sourire. Vous aimez qui vous êtes. Vous vous trouvez bon dans votre vie, bon dans votre travail. Et si aujourd’hui était le début d’une nouvelle ère ? Vous avez eu une mauvaise passe, mais c’est maintenant fini : vous allez prendre votre existence en main. Et vous allez commencer par le dossier BarFlam Event. Vous allez vous battre au sein de MA Consulting pour que tout le monde voie que vous êtes le meilleur. Vous pensez à cela tout en dansant au rythme de la musique. Tout va bien. Au loin, vous voyez le PDG de BarFlam Event. Vous courez pour aller lui parler. Vous lui resituez qui vous êtes. Vous tenez un discours poli mais ponctué d’un peu d’ironie. Les gens qui l’entourent rient à vos blagues. Vous lui parlez de la vente rapidement. Il vous remercie et s’en va. Vous êtes content de vous. 

Le lendemain à 8h, alors que votre ami est déjà parti prendre son train, vous recevez un appel de Julien Séda. Il a reçu un email du PDG de BarFlam Event, qui a qualifié de déplorable votre attitude de la veille. Il menace de retirer le mandat de vente à MA Consulting. Vous ne le savez pas, mais les gens qui entouraient le PDG et qui vous ont tant mis en confiance n’étaient pas des amis du PDG mais des complices de la Société des Anges. « Pas la peine de venir au travail aujourd’hui. » Vous êtes viré. Vous avez perdu.

CHOIX D : VOUS NE PRENEZ PAS DE COCAÏNE — Votre ami en prend cependant. Pour ne pas jouer les rabat-joie, vous buvez quelques bières. Vous voyez le PDG de BarFlam Event, mais vous vous cachez de lui. Vous êtes un peu ivre, vous avez trop peur de dire une bêtise.

Le lendemain est pour vous un enfer. Vous avez mal à la tête, votre estomac vous brûle. Il est 10h, vous êtes en retard à votre rendez-vous. Vous pensez que vous avez trop bu. C’est en partie vrai. Ce que vous ne savez pas, c’est que le principal bar du festival était tenu par un agent de la Société des Anges et que l’alcool qu’il vous a servi était frelaté, ce qui explique votre état. Vous arrivez enfin à la réunion avec le conseil d’administration. Julien Séda vous regarde avec sévérité. Vous n’avez même pas pris le temps de vous doucher. Votre voisin vous tend un croissant. Vous croquez dedans, mais vous vomissez sur la table. Vous êtes évidemment viré. Vous avez perdu.

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SUNDAY AT WORK — Si vous passez ce dimanche sur votre lieu de travail c’est que, confronté aux choix précédents, vous avez décidé de ne pas vous rendre à l’entretien proposé par Black Long Capital, ou au festival organisé par BarFlam Event. Vous auriez pu travailler de chez vous, mais internet ne fonctionne pas depuis trois jours à votre domicile. C’est évidemment la Société des Anges qui est responsable de cette coupure. De votre point de vue, vous êtes le seul responsable de votre présence ce dimanche dans cet open-space vide. 

Vous recevez un appel de Louis de Saint-Corverre, le supérieur avec qui vous travaillez la plupart du temps. Il se montre très direct : il cherche une information sur le serveur de la société mais il n’arrive pas à s’y connecter depuis l’extérieur. Vous lui dites que depuis les bureaux cela fonctionne et que vous pouvez effectuer la recherche pour lui. Il souhaite savoir quelles offres ont été déposées pour l’achat de la division espagnole d’Auchan. La vente d’Auchan Espagne est l’un des plus gros deals de MA Consulting. Vous êtes surpris par sa demande, car ni lui ni vous ne travaillez sur ce dossier. Il vous explique que Demagny AM, fonds d’investissement qui fait souvent appel à MA Consulting pour la vente de ses actifs, est intéressé par la reprise de la division espagnole d’Auchan. Ils veulent absolument faire la meilleure offre, mais pas une offre trop chère non plus. Les dirigeants de Demagny AM ont fait pression sur Louis de Saint-Corverre pour connaitre les offres déjà émises afin de faire une proposition légèrement supérieure à la plus haute. Donner une telle information, en plus d’être totalement immoral, rompt le contrat de confidentialité que MA Consulting a signé avec Auchan le 10 mai dernier.

Que décidez-vous : vous transmettez l’information ou vous osez répondre à votre supérieur que vous ne pouvez pas faire cela ?

C’est grâce aux contacts du Dieu de la mission que nous avons pu contraindre votre supérieur. Vous ne pouvez pas échapper à ce choix.

CHOIX E : VOUS DONNEZ L’INFORMATION — Quelques jours plus tard, la direction d’Auchan est mise au courant de l’arrangement entre MA Consulting et Demagny AM. L’affaire va beaucoup faire parler d’elle. Vous et votre supérieur êtes licenciés le jour même. Vous avez perdu.

CHOIX F : VOUS NE DONNEZ PAS L’INFORMATION — Le lendemain, Demagny AM annonce au directeur de MA Consulting qu’ils ne travailleront plus jamais avec eux. Le directeur cherche alors à savoir ce qu’il s’est passé, votre supérieur rejette directement la faute sur vous, qui n’avez pas coopéré. Vous êtes viré. Vous avez perdu.

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Vous avez perdu. Ce n’était qu’un jeu, mais vous l’avez perdu. Face à vous, le Dieu a gagné. Le jeu était truqué mais comme un enfant qui triche, il est tout de même satisfait d’avoir gagné. 

 

Pour Arthur Gutain, qui a suivi à la lettre l'un de ces parcours, il ne s'agissait pas d'un jeu. Il s'agissait de sa vie.

Le 27 août il se retrouvait sans emploi, plein de remords et de regrets.


 

 

Episode 11 — L’enfer sans les autres

 

Je suis sous somnifères, mes crises de nerfs sont fouillies

Solitaire, jai des amis imaginaires, comme Dewey

Putain, cest une douleur étrange et, si cette douleur vous dérange

Cest que vous refusez de voir la vraie couleur des anges

Youssoupha – La Couleur des Anges

 

Il est sorti de son bureau sans trop comprendre ce qui lui arrivait et est rentré à pied dans son bel appartement qu’il n’avait pas encore eu le temps de meubler. Il avait honte. Terriblement honte. Plus que de la honte, il se sentait coupable de ce qui était arrivé. 

Il a passé vingt-quatre heures sur son matelas sans sommier, à regarder le plafond.

 

Arthur aurait pu appeler sa famille à ce moment-là. Il en avait clairement la possibilité, mais il ne l’a pas fait. 

Je n’ai pas évoqué des opérations menées pour éloigner Arthur de sa famille. C’est tellement facile de faire exploser une famille. À chaque mission c’est la même chose.

Lorsque j’étais petit, mon grand-père me disait souvent : « Construire une famille, c’est comme construire une maison ». En exerçant le métier d’Ange, je me suis aperçu combien cette métaphore naïve est vraie. 

Tout commence par un couple qui souhaite mettre en place le premier mur. Chacun a sa propre histoire, son propre caractère, ses propres problèmes, mais ils se convainquent que leurs pierres sont compatibles, qu’elles seront les pièces d’une fondation solide. Puis des enfants grandissent en se reposant sur ce mur. Ils se forment et apportent leurs propres pierres à l’édifice. Des pierres de matières variées, taillées différemment. Mais on ne corrige rien. Tout tient en place, la maison commence à ressembler à quelque chose alors on continue. Les enfants amènent des conjoints. Ils ont des enfants qui auront aussi des enfants.

C’est merveilleux. Tout paraît beau, solide. 

Mais dans chaque famille, il existe une faille. Un interstice entre deux pierres que tout le monde avait sous-estimé. Un sujet sur lequel personne n’est compatible. Placez un explosif à cet endroit-là et tout s’écroule. 

La grande astuce que les Anges utilisent en général, c’est le coup de l’héritage. Envoyez une lettre à chacun des membres d’une famille disant quelque chose comme : « En vue de votre lien de parenté avec Madame XXXXX décédée le XXXX, votre famille se voit recevoir un héritage de 100 000 euros à répartir entre tous les membres selon ce qui semble être le plus juste ». Déposez la somme sur un compte et dites à un notaire qu’elle pourra être distribuée si et seulement si les membres de la famille se sont mis d’accord sur sa répartition. Boum ! Les tensions ressurgissent, les clans se forment, et votre Sujet en pleine tourmente ne peut plus se reposer sur les siens.

Pour le cas de la famille d’Arthur, c’était légèrement différent car l’argent ne les intéressait pas assez pour créer l’étincelle. Non, leur vrai sujet clivant était le mérite. Un bien grand mot qui a cependant une vraie valeur chez eux.

Pour la mère d’Arthur, le mérite est un mot qui a défini toute sa vie. Fille d’ouvriers, elle a travaillé très tôt pour pouvoir financer ses études d’ingénieur. Une fois son diplôme en poche, elle s’est battue pour faire sa place dans un milieu très masculin. Elle sait qu’elle est partie de rien et ce qu’elle a enduré pour arriver au poste où elle est.

Le père d’Arthur, quant à lui, a toujours considéré qu’il était voué à être étranger à la notion de mérite. Issu d’une importante famille bourgeoise bordelaise, le père d’Arthur avait assez d’argent et de contacts dans les secteurs clefs de l’économie avant même d’être né. Il a longtemps été tenté par une carrière d’écrivain, mais n’a jamais osé assumer sa passion dans un milieu qui ne voyait pas d’un très bon œil les gens qui ne se lèvent pas tôt le matin pour travailler. Il s’est donc tourné vers le journalisme, mais tout au long de sa carrière, le nom de ses parents lui ouvrait si facilement des portes que cela a fait naître en lui un syndrome de l’imposteur : ne se sentant jamais méritant de sa situation, il a nié toute sa vie ses qualités.

Même lorsque sa femme a été mutée au Sénégal et qu’il a trouvé sur place un poste dans un journal local, il s’est dit que sans sa femme, il n’en serait « jamais arrivé là » (Enregistrement du 20 juin 2019 16h46 (heure française) entre Charles Gutain et Pierre Ceret, ami de Charles Gutain – Appel téléphonique).

Ces deux approches opposées du mérite étaient la faille sur laquelle reposait la famille d’Arthur. Une faille que nous n’avons pas créée, seulement constatée. 

Il ne nous manquait plus que la dynamite : son frère, Maxime. 

Il fallait pousser son frère à faire quelque chose en opposition à la notion de mérite pour que les différences ressurgissent. Nous avons tout d’abord mis en avant sur sa tablette des livres de développement personnel comme Redéfinir les règles de sa vie de Mario Belero, Apprendre à voir en-dehors du cadre de Coline Guérin, Les autres chemins possibles de Hilario Esteban. Nous avons eu une approche similaire concernant les contenus présentés sur son fil Twitter et YouTube. Il a ainsi passé des heures à regarder des vidéos de conférences TED où des gens racontaient comment les voyages avaient changé leur vie, ce qu’ils avaient appris en regardant les choses différemment. Cela a rapidement pris. Dès le mois de mars, il a dit des phrases comme : « Parfois, je me demande pourquoi on ne se barre pas, c’est le meilleur moment de notre vie pour le faire », ou : « Bien sûr qu’on ne nous apprend rien dans nos études, si on veut apprendre des trucs, il faut prendre une année pour réaliser ses propres projets ». Une fois que cette idée de « tout plaquer pour aller voir le vrai monde » avait germé en lui, il a été très facile de la nourrir, de la renforcer. À partir du mois de mai, nous lui avons mis sous les yeux des articles et des posts de blog très concrets sur « comment bien voyager », « comment rencontrer les locaux en road-trip », « les erreurs à éviter lorsqu’on voyage ». Fin juin, nous avons écrit et rendu viral un article comparant le coût d’un tour du monde et celui d’une année en école de commerce. 

Fin juillet, lorsque la mère d’Arthur a voulu payer l’année d’étude de Maxime, l’opération a été bloquée. Elle a pensé que c’était dû au fait qu’elle était au Sénégal. Elle a donc viré l’argent sur le compte de Maxime pour qu’il transfère l’argent à son école, mais il ne l’a pas fait. 

Le 17 août, Maxime a envoyé un email à ses parents leur expliquant qu’il avait décidé de « vivre sa vie » et de « dépenser l’argent de [ses] études de manière plus intelligente ». Il les a prévenus qu’il n’allait pas « donner beaucoup de nouvelles » mais qu’il promettait que « tout se passerait bien ». Une fois le message envoyé, lui et son copain ont pris le premier train pour Berlin, où commençait leur voyage.

Boom !

La mère d’Arthur est devenue folle de rage. Jamais elle ne s’était imaginée qu’un de ses fils prendrait une décision diamétralement opposée à ce qu’elle aurait fait. 

Le père a été très surpris aussi par l’email, mais sa réaction a été plus modérée. D’une certaine manière, il comprenait le choix de son fils.

Comme je l’ai déjà précisé, le couple connaissait déjà de vives tensions depuis leur arrivée au Sénégal. La dispute qui a suivi la réception de l’email de Maxime a été décisive. La mère a reproché à son mari d’avoir élevé un « fils de bourgeois qui croit que le monde est à lui ». Sans plus de diplomatie, le père a répliqué que « c’est normal qu’il cherche à fuir, avec l’éducation stricte que tu lui as donnée, bourrée de valeurs dépassées ». Après des heures de cris et de mots durs, ils ont compris tous les deux que leur couple ne pourrait pas survivre à cet épisode. Le lendemain, le mari a annoncé à sa femme qu’il allait quitter le Sénégal pour New-York. Un rédacteur en chef international était tombé sur un de ses articles, avait adoré sa plume et lui proposait un poste. « C’est la première opportunité de ma vie que j’acquiers grâce à mon travail, j’en ai besoin. Et je crois que c’est mieux pour nous », a-t-il dit (ce qui était vrai, si l’on omet l’action de mes agents pour réécrire ses articles et réussir à les faire lire à son futur employeur).

C’est tellement facile de faire exploser une famille. À chaque mission c’est la même chose.

 

Arthur a reçu un message de sa mère le 23 août (quatre jours avant son renvoi) lui disant qu’elle était très déçue par son père et son frère et qu’elle était sûre maintenant que lui seul ne la décevrait pas.

Le 27 août  (le jour de son renvoi), son père lui a envoyé un long email lui expliquant qu’il ne cautionnait pas que son frère soit parti avec de l’argent qui n’était pas destiné à être utilisé pour voyager, mais qu’il comprenait sa décision. « Il veut se construire par lui-même et je suis fier qu’il prenne cette voie », a-t-il écrit. Et il a conclu par cette phrase qui, bien que pleine de bonnes intentions, a contraint Arthur à ne pas demander de l’aide ou du soutien à sa famille : « J’ai mis du temps à le comprendre, mais je sais aujourd’hui qu’on ne peut être fier que de ce qu’on a fait par soi-même. Il ne faut pas se reposer sur l’aide des autres, surtout dans les moments difficiles. C’est dur, mais sur le long terme, on en sort victorieux. C’est uniquement ainsi que l’on se construit ». 

Ces deux emails ont été décisifs. Ils ont complètement bloqué Arthur : il n’a pas parlé de sa situation à sa famille. 

Concernant ses amis, il avait trop honte pour les rappeler. De toute façon, cela faisait des mois qu’il n’en avait pas vu un seul.

 

Il est sorti le lendemain pour acheter des pizzas et des bières. Toujours sans internet chez lui, il a passé la journée à regarder des vidéos YouTube et du porno sur son téléphone portable. Cette journée a servi de modèle à sa journée type pendant les semaines qui ont suivi. Alors qu’il avait toujours été un fumeur occasionnel, il s’est mis à fumer régulièrement. Le sol de son appartement s’est rapidement retrouvé jonché de boîtes de pizzas, de paquets de chips et de bouteilles de bière vides qui lui servaient de cendrier.

Le seul message qu’il a reçu pendant cette période est venu d’un de ses anciens collègues qui le prévenait que son histoire avait fait pas mal de bruit sur la place parisienne et qui lui conseillait d’attendre un peu avant de postuler.

Ses journées étaient longues, il était seul, il ne faisait rien. Mais il n’entreprenait rien pour que sa situation s’améliore. La dépression, la solitude et les regrets l’immobilisaient.

 

Un jour, il a réalisé qu’il n’avait plus de bière dans son frigo et qu’il était trop tard pour sortir en acheter. Il s’est autorisé à prendre un verre de whisky, d’une bouteille qui datait d’une fête qu’Arthur et son colocataire avaient organisée dans leur ancien appartement. Il s’est servi un deuxième verre. Puis un troisième. Il a passé une bonne soirée. Sa situation lui paraissait un peu plus facile à affronter. Il avait une sensation de liberté qui le ravissait. Mais surtout, cette nuit-là, il a réussi à dormir plus de sept heures, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. 

Le réveil n’a pas été si difficile. Il a passé la journée à se promener dans son quartier. Le soir, pour se récompenser de son activité du jour, il s’est servi un verre vers 18h. Il est resté éveillé jusqu’à deux heures du matin devant des vidéos d’adolescents qui jouaient à des jeux en réseau. Puis il s’est écrié, ce qui a sûrement réveillé le membre de mon équipe qui était en veille à ce moment-là, « j’en prends un autre, c’est bon je connais mes limites ». Arthur s’est réveillé le lendemain à 11h.

Je pense que ce qui lui a plu dans le whisky, c’était le sommeil qu’il lui procurait. Non seulement il passait une soirée à peu près guillerette, mais en plus cela lui permettait de s’endormir rapidement, sans trop penser à lui, en s’oubliant, sans pleurer.

Lorsque l’alcool n’a plus agi et que son sommeil est redevenu plus léger, il a commandé des somnifères. Il ne voulait pas passer par un médecin, alors il les a commandés directement d’Allemagne. Il s’est enfoncé peu à peu dans une dépendance qu’il était sûr de maîtriser. 

 

Dix semaines s’étaient écoulées depuis son licenciement. Il avait beaucoup bu pendant cette période. Beaucoup fumé aussi. Il s’était détruit pas à pas. Ce soir-là, il a passé cinq heures à regarder des vidéos de compilations d’accidents de skateboard. Puis il a éteint son ordinateur, s’est déshabillé, a vidé le fond de sa bouteille dans son verre, a pris deux somnifères dans la boite qui trainait sur le plan de travail de sa cuisine, les a gobés et a bu d’une traite son whiskey. Le temps que les pilules fassent de l’effet, il s’est allumé une cigarette, l’a fumée lentement en regardant par la fenêtre, puis, avant qu’elle ne soit totalement consumée, l’a écrasée dans la boîte de kebab qui gisait sur sa table basse. 

Il s’est allongé sur son lit. « Tout va bien, s’est-il répété en s’endormant. Tout va bien. »

 

Une forte chaleur et une épaisse fumée. Arthur s’est levé, perdu. Il est sorti de son appartement en titubant. Son voisin de palier, alerté par l’odeur, se trouvait devant lui, en peignoir, paniqué. Arthur ne comprenait pas ce qu’il disait. Ils ont dévalé les escaliers. Le voisin a sonné à toutes les portes pour alerter les autres habitants de l’immeuble. Arthur s’est retrouvé dans la rue, au milieu d’inconnus, à observer, impuissant, les flammes dévorer son appartement.

 

 


 

 

Episode 12 — Le dernier test

 

Ai-je pris une arme à main nue ? 
Un ange, c
est des larmes, cest des cris, 
 Ô dieu, de l
hiver à la nuit, cest désordre, 
 Mais t
es belle dans ma vie

Odezenne – Vilaine

 

Dès son réveil à l’hôpital, la compagnie d’assurance l’a appelé pour lui parler de « conditions d’indemnisation », de « plafond de remboursement », et de « la mise en place de l’enquête ». Encore sous le choc, Arthur a acquiescé sans trop comprendre. Après deux jours d’observation, il s’est installé dans un hôtel dans le dix-neuvième arrondissement payé par l’assurance. Il n’est pas repassé sur les lieux de l’incendie, mais on lui a dit qu’il ne restait plus rien. Les trois étages du dessous avaient aussi brûlé. 

 

Les jours passaient et Arthur restait dans sa chambre. Il ne sortait que dix minutes par jour pour aller acheter des cigarettes. Il ne buvait plus. Il prenait tous ses repas dans le restaurant vide de l’hôtel. Il attendait. Il ne pouvait dire clairement ce qu’il attendait, mais il attendait.

 

Trois jours après sa sortie d’hôpital, un de mes employés est entré dans mon bureau en m’annonçant avec une certaine ironie : « le prince de la milice céleste cherche à te joindre ».

L’Archange. Je me doutais qu’il reviendrait me parler. Cette fois-ci, il avait repris ses bonnes habitudes : appel chiffré, nom de code, message d’introduction en alexandrins. Ça prouvait qu’il était content de la mission.

Après quelques paroles futiles, il est rentré dans le vif du sujet :

« Bravo, le coup de l’incendie c’était très spectaculaire. »

Je n’étais pas d’humeur. Je n’ai rien répondu. Après un long de moment de silence, il a repris :

« Maintenant, tu peux m’expliquer comment vous avez réussi ce coup de génie.

— Arthur a mal éteint sa cigarette, un carton a pris feu, l’incendie a démarré. Rien de plus.

— Ne me prends pas pour un idiot. Je sais très bien qu’il est peu probable qu’un incendie démarre ainsi et que rien n’arrive par hasard aux Sujets. »

J’ai attendu un peu avant de lui répondre. Je n’avais vraiment pas la tête à ça. Les fins de mission sont toujours difficiles pour les Anges.

« En plus d’avoir caché des micros et des caméras dans l’appartement que nous lui avons vendu, nous avons fait des travaux pour fragiliser les murs. C’est grâce aux publicités que nous avons mises en avant lorsqu’il naviguait sur internet qu’il a eu l’idée de commencer à prendre des somnifères et c’est nous qui lui fournissions ces somnifères particulièrement forts. Le soir de l’incendie, il était incapable d’entendre mon complice qui est entré dans l’appartement pour y mettre le feu. 

— Ce n’est pas lui mais vous qui avez mis le feu ! Et vous avez caché cette information au Dieu. C’est du génie ! Et maintenant, c’est quoi la suite ? »

J’ai raccroché. La suite était prévue. Il suffisait que j’envoie l’ordre à mon équipe et la vie d’Arthur s’enfoncerait encore un peu plus. Mais je ne voulais pas le faire trop tôt. Avant cela, je voulais m’assurer qu’Arthur allait réagir comme je le souhaitais.

 

Pour cela, je lui ai fait passer un test quelques jours plus tard. Je lui ai, en quelque sorte, offert la possibilité de se sauver. S’il agissait ce soir-là comme je l’avais prévu, j’avais alors la confirmation qu’il n’allait pas pouvoir s’en sortir, qu’il était piégé. 

Cette soirée était très importante pour la mission. Je sais d’ailleurs que le Dieu l’a particulièrement appréciée : il a beaucoup regardé les vidéos tournées cette nuit-là. Plus que les vidéos, je sais qu’il a écouté en boucle la conversation qu’a eue Claire Lesportes le lendemain avec sa meilleure amie, Jeanne Lay.

Pour vous remettre dans le contexte de la conversation, Claire et Jeanne sont d’anciennes camarades d’école de commerce d’Arthur. Claire et Arthur étaient dans la même association étudiante, mais ils ne s’étaient pas vus depuis la fin de leurs études et avaient très peu d’amis en commun.

 

Appel téléphonique entre Claire Lesportes et Jeanne Lay le 11 novembre 2019 à 10:45 :

Jeanne Lay — Ça va ? C’était comment ta soirée hier ?

Claire Lesportes — C’était cool. C’est dommage que tu n’aies pas pu venir.

JL — Il y avait qui ?

CL — Comme d’habitude : Louis, Hortense, Louise, Laeti, Pierre et sa copine (qui est hyper détente d’ailleurs), puis toute la bande de Carnot avec Xavier, Julie et compagnie. Et j’avais invité des potes du taf, dont Victor que tu as dû voir l’autre jour à mon anniversaire.

JL — Oui, on avait pas mal parlé, il est sympa.

CL — Ah mais surtout, j’ai oublié l’essentiel, tu ne devineras jamais qui d’autre est venu !

JL — Dis-moi.

CL — Arthur Gutain !

JL — T’es pote avec lui ?

CL — Non, pas du tout. On l’était un peu à l’ESSEC, mais sans plus. Non, je l’ai croisé rue de Belleville en rentrant du taf.

JL — Faut que tu m’expliques comment tu te retrouves rue de Belleville en rentrant chez toi.

CL — Haha, tu me connais, je suis maudite ! J’ai eu une grosse galère de métro. Il s’est arrêté vingt minutes entre deux stations, puis à la station Belleville, ils nous ont fait sortir. J’ai voulu prendre un Vélib’ pour rentrer mais il n’y en avait que dans une station en haut de la rue de Belleville. C’est en remontant cette rue que je suis tombée par hasard sur lui. On a parlé vite fait et je l’ai invité à la soirée.

JL — Et il va bien ?

CL — Je t’avoue qu’il était un peu bizarre. Déjà, il s’est ramené hyper tôt, avec les filles on n’avait pas fini de dîner. Il a attendu dans le salon avec la bouteille de whisky qu’il avait apportée.

JL — Sérieux ?

CL — Non mais ce n’est pas fini. Au début, je ne me suis pas trop occupée de lui. Il était assis sur la même chaise, il ne parlait à personne. Peut-être qu’il essayait, mais il restait souvent seul à regarder sa bouteille de whisky qui était encore fermée.

JL — C’est marrant, j’ai le souvenir de quelqu’un qui pouvait parler à n’importe qui, hyper sociable.

CL — Il a changé ! Donc au début, il ne parle à personne ou à peu de gens. Mais d’un coup, comment dire, il a explosé en plein vol. En dix minutes à peine, il a descendu sa bouteille de whisky. Il a commencé à parler fort, on n’entendait plus que lui. C’était hyper bizarre. Il riait à tout ce qu’on disait. Mais tu sais, ce genre de rire où tu sens que le mec est mal dans sa peau. Le rire trop poussé pour être vrai.

JL — Tu sais ce qui se passe dans sa vie pour qu’il soit comme ça ?

CL — Justement, c’est ça qui est bizarre, il m’a dit qu’il allait bien. En gros, on a commencé à danser dans le salon, et c’était un enfer, car il renversait les verres de tout le monde. Tu verrais mon canapé, il y a une énorme tache de vin rouge dessus. Du coup, j’ai voulu le calmer un peu. On est allé à la cuisine pour discuter. Je lui ai posé des questions sur son boulot.

JL — Il fait quoi dans la vie ?

CL — Il travaille dans un fonds d’investissement qui finance des startups européennes. Ça a l’air d’être un super job, il m’a dit qu’il voyageait tout le temps, qu’il était passionné par ce qu’il faisait. 

JL — Il a une copine ?

CL — Oui, ils viennent d’acheter un appartement et il m’a même dit qu’ils allaient se marier l’été prochain.

JL — Trop bizarre. Vous avez fait quoi après ?

CL — On a bougé à la Machine. Faut que je te laisse, mon frère vient d’arriver chez moi. Je te rappelle dans l’après-midi.

 

Les mensonges d’Arthur étaient exactement l’élément que j’attendais. Ils étaient la preuve que par la suite Arthur n’allait pas chercher de l’aide ou trouver une solution à ses problèmes. Qu’il était bloqué dans ce qu’on avait fait de lui. Ces mensonges peuvent sembler anodins, mais ils ont été dans la vie d’Arthur la marque d’un point de non-retour.

Les gens de la soirée ont décidé d’aller à la Machine, une boîte à trois rues de l’appartement. Le videur n’a pas laissé entrer Arthur parce qu’il était trop saoul. Le reste du groupe est entré sans s’en rendre compte.

Il a marché seul dans la rue en direction de son hôtel. Il voulait prolonger cette nuit. Il ne faisait pas trop froid. Les rues de Paris étaient déjà illuminées pour Noël. Il trouvait cela beau. Il avait l’impression de marcher dans une bulle de réconfort. S’il rentrait se coucher, il savait que cette bulle allait éclater. 

 

Il est entré dans un bar et a commandé une mauresque, mélange de pastis et de sirop d’orgeat. Une boisson d’été. Cela lui a rappelé les vacances à Arcachon chez ses cousins ou encore au Pays Basque chez Antoine. 

Il a observé les gens présents dans le troquet. Il a découvert un monde qu’il ne connaissait pas et qui au premier abord le dégoûtait. À côté de lui, deux hommes puant le vieux vin s’engueulaient sur toutes sortes de sujets : la guerre en Syrie, les élections américaines, des chances du XV de France au prochain tournoi des Six Nations. Derrière eux, trois autres personnes, aux allures de clochard, tenant dans leurs mains sèches des pintes de bière, s’affrontaient aux fléchettes sans réussir à toucher la cible. Au fond du bar, une femme corpulente, serrée dans une robe bleu fluo, les yeux imbibés d’alcool, dansait sur le son grésillant qui sortait de la radio. Assis autour d’elle, trois hommes posaient sur elle leurs regards vides et marmonnaient des remarques inaudibles.

En voyant la tête d’Arthur, on pouvait remarquer qu’il avait commencé par trouver ces personnes répugnantes, laides mais que, peu à peu, l’ambiance l’amusait. Il voulait maintenant en faire partie.

Il s’apprêtait à engager la conversation avec ses deux voisins lorsqu’un homme imposant à la barbe noire s’est accoudé au bar, a commandé un gin tonic et l’a toisé avec sévérité. 

« Tu t’appelles comment ? » a grogné l’homme.

Arthur, intimidé, est resté sans voix. 

« Qu’est-ce que tu fous là si c’est pour rester muet comme une carpe ? »

Toujours sans rien dire, Arthur a essayé de regarder ailleurs. 

« T’as fini ta soirée et tu t’es dit, tiens je vais aller observer les prolos dans leur bar, ça va me détendre ? »

Arthur a cherché ses mots pour lui répondre, mais il était trop ivre pour réfléchir. L’homme a violemment tapé sur le comptoir, ce qui a fait sursauter Arthur. 

« Qu’est-ce qu’il y a ? On est trop laids pour mériter ta voix de princesse ? Tire-toi si c’est pour nous prendre de haut. On n’est pas mieux que le reste du monde mais on n’est pas pires non plus, petit con. Casse-toi, je te dis !»

 

À chaque fois que je travaille sur une mission avec Jean, l’homme à la barbe noire, je suis étonné par le pouvoir de sa voix. Je le fais intervenir toujours au même moment : lorsque le Sujet est perdu. Le résultat est toujours impressionnant. Par exemple, après s’être fait crier dessus par ce dernier, Arthur est sorti en pleurant du bar. Il faut dire que l’angle d’attaque qu’avait pris Jean, en improvisant totalement (jamais il ne se renseigne sur le Sujet au préalable), était particulièrement bien choisi : lui reprocher son attitude, son snobisme. Alors même qu’Arthur allait prendre part à l’ambiance générale, Jean lui a barré la route en l’accablant de reproches.

Si Arthur s’est mis à pleurer, c’est qu’il se sentait coupable. Coupable d’avoir regardé ces gens d’un œil méprisant. Coupable de sa situation. Coupable d’être seul.

 

Il est rentré à son hôtel, s’est allongé sur son lit et s’est endormi.

J’ai donné l’ordre à mon équipe de passer à la prochaine étape.

À son réveil, Arthur a reçu deux emails sur son téléphone.

Le premier venait de la compagnie d’assurance, lui disant que les résultats de l’enquête affirmaient qu’Arthur avait démarré volontairement l’incendie. Les bouteilles d’alcool et les somnifères trouvés dans les débris de l’appartement confirmaient cette tentative de suicide et que « en raison de l’article 18 de son contrat d’assurance », il ne recevrait aucune indemnité.

Le deuxième email provenait de sa banque. Du fait de l’incident survenu à son appartement et des conclusions de l’enquête menée par la compagnie d’assurance, ses comptes étaient bloqués.

Dès la lecture de ses messages, il a appelé sa banque, qui s’est montrée catégorique :

« Vous êtes débiteur de centaines de milliers d’euros. Sauf si la compagnie d’assurance lève le blocage d’indemnités, nous ne pouvons rien pour vous ».

Il a appelé sa compagnie d’assurance. On lui a lu les grandes lignes du rapport d’enquête. La responsable au téléphone a conclu par ces mots :

« Notre position ne changera pas. Vous pouvez toujours faire appel, mais il faudra prouver que vous n’avez pas essayé de mettre le feu à votre appartement. Pouvez-vous m’affirmer que vous n’avez pas fait une tentative de suicide ? »

Il n’a rien répondu, il était complétement perdu. Les dernières semaines lui paraissaient floues, il ne pouvait pas affirmer une telle chose. 

Il a rangé ses affaires rapidement pour partir. Dans le hall, la dame de l’accueil l’a arrêté pour lui dire qu’il fallait qu’il paye la note, car ils n’avaient toujours pas reçu le paiement prévu par l’assurance. 

Il a essayé de payer avec sa carte, mais elle ne fonctionnait plus. Il a prétendu aller retirer de l’argent au distributeur à côté.

Il s’est enfui.


 

 

Episode 13 — La fin de la mission

 

J’connais plus trop l’goût de mes larmes

J’ai un grain, j’roule une graine

J’ai quelques projets qui naissent

Tous fécondés par la haine 

Y’a rien à voir et ma rétine se tourne les pouces

Donc j’ferme les yeux, et l’obscurité j’épouse

PNL – Mexico

 

Arthur a emprunté l’avenue Simon Bolivar, puis a remonté la rue de Meaux. Il a descendu l’avenue Jean Jaurès et a continué sur la rue La Fayette. Arrivé au niveau du métro Louis Blanc, il s’est arrêté dans un troquet, a commandé un café, et a demandé s’il pouvait charger son téléphone. Il a attendu une demi-heure que son téléphone ait de la batterie  avant de le récupérer. Il l’a déposé devant lui et a déroulé la liste de ses contacts en cherchant qui il pouvait appeler. Il a essayé de joindre Antoine Chovin (appels émis le 11 novembre 2019 à 14h38, 14h42, et 14h50), Sophie Mouché (appel émis le 11 novembre 2019 à 15h05), et Stéphane Boujant (appels émis le 11 novembre 2019 à 15h23 et 15h27). Pour chacun de ces appels, il a hésité longtemps avant d’oser les passer. Évidemment pas un seul de ces appels ne s’est affiché sur les téléphones de leurs destinataires, mais Arthur a pensé qu’aucun de ses amis ne voulait lui répondre. Vers 16h, il a cherché dans sa poche de quoi payer son café mais a constaté qu’il n’avait pas une pièce. Il a regardé furtivement vers le bar, a pris son sac et est parti sans rien laisser.

À ce moment des missions, lorsque les Sujets ont tout perdu, ils sont imprévisibles. Je le suivais, cent mètres derrière lui, et un membre de mon équipe était dans une rue adjacente. 

Il est arrivé sur la rue d’Hauteville, qu’il a descendue jusqu’au boulevard Poissonnière. Il a tourné à gauche sur le boulevard Saint-Martin. Arrivé à République, il s’est assis au pied de la statue et a observé les skateurs tenter des figures pendant une bonne heure. Il s’est relevé et a marché vers le boulevard Voltaire. Il a tourné à droite, rue Oberkampf, puis encore à droite sur le boulevard des Filles du Calvaire qui se transforme quelques mètres plus loin en boulevard du Temple. Il est retombé sur la place de la République. Il paraissait surpris d’être retourné sur ses pas. Il s’est allongé dans un des parcs du Canal Saint-Martin et a dormi quelques heures.

À son réveil, il avait froid. Malgré l’obscurité, je pouvais le voir trembler. Il a attendu que le jour se lève pour repartir. 

Il s’est planté devant une boulangerie en regardant avec envie les baguettes qui sortaient du four. Il avait faim. Terriblement faim. Il a compris que la faim ne signifiait pas « vouloir manger», mais ne pas pouvoir. N’avoir aucune possibilité d’assouvir ce besoin vital et être torturé de peur que cela n’arrive jamais. Il a marché quelques mètres et a vu des jeunes de son âge faire la manche à la sortie du métro de la rue du Faubourg du Temple. Il a hésité, a tendu la main, puis l’a remise dans sa poche.

Il ne pouvait pas se résoudre à faire la manche. Pas ici du moins, pas à Paris où il pouvait croiser n’importe qui.

Il a remonté le boulevard Magenta, a tourné rue du Faubourg Saint-Martin pour arriver devant la gare de l’Est. D’un pas décidé, il est entré dans le hall. 

Nous avons continué de le suivre. Il se tenait sous le tableau des départs, à la recherche d’une destination.

Il est monté dans le train arrêté au quai 9. Nous avons fait de même.

Un peu moins de deux heures plus tard, nous sommes arrivés à Strasbourg. Je l’ai retrouvé assis à l’entrée de la gare avec, cette fois-ci, la main tendue vers les passants. Il a attendu toute la journée sans rien recevoir. Peut-être n’avait-il pas assez l’air assez misérable pour recevoir de l’argent. Quand la nuit est arrivée, il faisait très froid. Il s’est levé pour bouger un peu, a fait le tour de la gare puis s’est assis près du distributeur où il a attendu. 

Caché de l’autre côté de la place, l’agent qui m’accompagnait le surveillait pendant que je cherchais à joindre l’Archange. Lorsque je suis revenu là où je l’avais quitté, je l’ai surpris en train de déposer un billet dans la main d’Arthur. 

« Qu’est-ce que tu viens de faire ? lui ai-je-demandé, paniqué, lorsqu’il est revenu auprès de moi.

— Je lui ai donné un billet de vingt balles, on ne peut pas attendre sans rien faire que l’Archange nous autorise à passer à la deuxième partie de la mission ! 

— Qui t’as permis de faire ça ?

— Je m’en fous de ta permission, je ne pouvais pas rester sans rien faire.

— Tu ne comprends pas, tout ce qu’on fait doit être réfléchi, sous contrôle. Tout ce qu’on fait a des conséquences, on ne peut pas se permettre d’improviser.

— Si on ne fait rien, il va crever !

— Regarde ce que t’as fait ! »

Mon agent s’est retourné et a constaté horrifié qu’un groupe de clochards était en train de ruer de coups Arthur pour récupérer son billet de vingt euros et que celui-ci gisait au milieu d’eux, recroquevillé pour protéger son argent. Il s’apprêtait à se précipiter vers eux quand je l’ai retenu par le bras.

« Tu ne penses pas avoir fait assez de conneries ?

— Tu ne veux rien faire ?

— On ne peut rien pour l’instant. C’est le Dieu qui décide si on peut sauver ou pas Arthur. Si on le fait sans son autorisation, non seulement Arthur sera dans la merde, mais nous aussi. C’est dangereux. La seule chose que tu peux faire pour te rendre utile, c’est de filmer ce qui se passe. »

J’ai de nouveau essayé d’appeler l’Archange. 

Soudain, un vieux SDF a foncé avec son caddie vers le groupe qui tabassait Arthur en hurlant pour les faire fuir. Le groupe s’est dispersé et le vieil homme a aidé Arthur à se rassoir.

« Ne t’inquiète pas, mon garçon, tu saignes mais c’est très superficiel. Je dois avoir de quoi te soigner. »

Le vieil homme a plongé la tête dans son caddie pendant qu’Arthur observait son sauveur. Il était habillé d’un short en jean tenu par des bretelles rouges et d’une vieille vareuse bleu marine complètement délavée. Son sourire entouré par une longue barbe blanche lui donnait un air rassurant et sympathique. Il s’est assis près d’Arthur avec une bouteille de désinfectant et un mouchoir qu’il a appliqué sur le visage cabossé d’Arthur.

« Tu as faim, mon garçon ? » a-t-il demandé doucement.

Arthur a remué légèrement la tête en signe d’approbation et le vieil homme a sorti immédiatement un sandwich enroulé dans du papier d’aluminium. Arthur s’est rué dessus.

« Ça me fait toujours mal au cœur de voir des nouveaux comme toi rejoindre notre monde. Tu sais ce qu’ils te voulaient, ces imbéciles ?

— Oui, a répondu Arthur d’une voix faible.

— Tu sais parler, c’est déjà une bonne nouvelle ! Ils voulaient ton argent, j’imagine. Tiens, prends de l’eau. C’est normal, ils cherchaient à acheter du crack. Tout le monde ici court après ça. Tu as déjà essayé, mon garçon ? C’est formidable, ce truc. Je t’envie, tu sais. Rien n’est mieux que la première fois que tu prends du crack. Ça te sort de toi, ce machin, et comme tu peux t’imaginer, on a tous besoin de se sortir de soi quand on est dans ce monde-là. »

Il a laissé Arthur finir son sandwich et a repris d’un ton plus directif.

« Tu sais quoi ? On devrait utiliser l’argent que tu as et aller en acheter pour qu’on se fasse un trip rien que nous deux. » 

Arthur ne répondait pas, il gardait sa tête baissée.

« Tu n’es pas très sympa, comme garçon, dis-moi. Je te sauve, je te soigne, je te nourris et c’est comme ça que tu me remercies. Tu veux que je rappelle la horde de fous qui t’a ravagé le visage ? Je te demande juste de me suivre dans le parc et on rencontre le vendeur, tu vas voir, c’est un copain. »

Sur ces mots, il a pris Arthur par le bras, qui n’avait pas d’autre choix que de le suivre. Arrivés au parc, ils se sont dirigés vers un homme portant un long anorak assis sur un banc.

« J’ai trouvé un nouveau qui a pas le moral, t’aurais un truc pour nous ? a demandé le vieillard.

— Bien sûr, j’ai toujours un truc pour les nouveaux. Bienvenue dans notre monde, petit. Vous avez combien sur vous, les amis ?

— Montre-lui ton billet », a pressé le vieil homme.

Arthur a hésité, a regardé autour de lui, puis a tendu d’une main tremblante le billet de vingt euros que lui avait donné mon agent.

« Ça sera suffisant, a dit l’homme à l’anorak. J’ai une pipe toute prête, ça vous va ou vous voulez vous l’injecter ?

— Non, une pipe c’est très bien. C’est plus adapté pour un début », a répondu le vieillard.

Il l’a prise, s’est éloigné de quelques mètres en tirant Arthur par le bras. Il a allumé le foyer de la pipe en plastique et l’a tendue à Arthur. Ce dernier a hésité puis, résigné, a tiré de longues bouffées.

 

À vingt mètres d’eux, je me suis retrouvé impuissant à observer Arthur s’engouffrer dans un mal que je n’avais pas prévu. Je pense que je me souviendrai toute ma vie de la vague de remords qui m’a submergé à ce moment précis. J’éprouve constamment de la culpabilité dans mon métier. C’est un sentiment qui me ronge en permanence, un tiraillement continu. Mais dans le cours normal d’une mission, je garde la main sur toutes les conséquences. Ainsi je peux contenir et dompter mon sentiment de culpabilité. Quand la mission m’échappe, je ne contrôle plus rien, toute mon atrocité, toute mon abomination m’apparaît.

 

« J’ai chaud. Vraiment très chaud, a dit Arthur.

— C’est normal. C’est la fumée qui te monte au cerveau. Allonge-toi, lui a conseillé le vieillard.

— Je sens le sang circuler dans mon corps, l’herbe coupée sous mes doigts, le vent dans mes cheveux…

— C’est que tout se passe bien. Profite !

— Je peux sentir l’air entrer dans mon nez. C’est doux, c’est agréable.

— Oui, c’est super. Maintenant, tais-toi et profite, j’ai dit, a répondu le vieillard agacé.

— Vous ne comprenez pas. Jamais je n’ai vécu une telle expérience. Je sens mon sang affluer à mon cerveau et lui apporter l’oxygène nécessaire. C’est extraordinaire. Mon cerveau se concentre sur ce que je n’avais jamais vu avant.

— Qu’est-ce que t’es chiant quand tu es défoncé, mon garçon. Tu racontes n’importe quoi. Passe-moi la pipe, c’est mon tour. »

Le vieillard est parti sans qu’Arthur ne s’en rende compte. Ce dernier a continué à parler à voix haute, seul dans le parc.

« Je vois les choses différemment. C’est bizarre. J’ai chaud. Je me sens bien. Des trucs se passent dans ma tête. Des trucs très étranges. Jamais je n’ai connu un tel bonheur. Peut-être que j’ai mené toute ma vie pour vivre cet instant précis. La pluie me rafraîchit le visage, ça me fait penser à des souvenirs d’enfance, des souvenirs idiots, sans intérêt. Je vous prie de m’excuser Monsieur, mais je n’arrive pas à garder cela pour moi, dans ma tête. Il faut que j’en parle. Une goutte rentre dans mon cou. Ca me glace le dos. Vous avez vu, la pluie s'accélère. Peut-être que c’est pour me rappeler des souvenirs plus lointains, plus enfouis. Mes doigts sont fripés. Je commence à avoir froid, très froid. Monsieur, vous êtes où ? Monsieur ? »

Après avoir tourné sur lui-même pour chercher le vieil homme, Arthur s’est penché soudainement en avant, les bras contre sa poitrine, et il s’est mis à crier, paniqué :

« Ma tête tourne. Les choses changent. Ça ne va pas du tout. Je vais vomir. C’est douloureux. Ma gorge brûle et mes yeux pleurent. Je n’arrive pas à m'arrêter de vomir. Ça m’angoisse, ça peut être dangereux. Je ne suis pas seul ici. Des enfants me regardent. Je leur fais peur. Pourquoi ont-ils peur ? Je me suis vomi dessus, j’empeste. Je suis devenu un monstre. Je vois trouble. Ma peau me démange. La douleur est trop intense. J’ai mal partout. Des souvenirs me viennent. Des mauvais cette fois.  Je pense à ma vie. Je l’ai détruite. J’ai laissé partir Anna sans rien dire. Comme si elle ne représentait rien, comme si elle n’était qu’un détail de ma vie. J’ai anéanti en quelques jours la plus belle chose qui m’était arrivée. J’étais heureux, tout était si parfait. Sans elle je ne suis plus rien, elle me sortait de ce moi, de ce que j’étais. Quand elle est partie, j’ai montré mon vrai visage. Celui d’un homme lâche et méprisable. Mes amis l’ont vu et s’en sont éloignés. Ils ont fui ce que j’étais. Je n’ai pas cherché à les garder. C’était au-dessus de mes forces. Je suis resté cet être bizarre et ridicule dont ils avaient honte. Je me suis acharné sur mon travail mais je n’étais évidemment pas à la hauteur. J’étais le maillon faible d’un ensemble, la pièce défectueuse d’un système. Je suis devenu la honte de ma famille. J’ai toujours été une imposture face à eux. Ils ne savent rien de moi, ils ne comprennent pas la créature que je peux être. Une créature faite de violence et de tristesse qui brûle en quelques secondes sa propre maison. J’avais tout et j’ai tout massacré. Et maintenant, je suis seul et j’empeste. Je ne représente plus rien pour ce monde. Je veux en finir. Mon cerveau s’est bloqué. Je dois en finir. C’est la vérité. La plus grande des vérités. Une vérité absolue. Je veux en finir. Mourir réconciliera tout. Il faut que je meure pour mettre fin à tout ça. Je le sais. Je l’ai compris. C’est la seule vérité. »

Arthur est sorti du parc, suivi par mon agent.

 

J’ai continué de mon côté à essayer de joindre l’Archange. Au bout de quarante minutes, il a enfin répondu.

« Tu as pu voir la vidéo que nous avons envoyée ?

— Oui, a-t-il répondu d’une voix gênée. Qu’est-ce que tu penses qu’il va faire maintenant ?

— Il n’a plus le choix, il va chercher à en finir. Il est temps d’enclencher la deuxième partie.

— J’ai eu le Dieu au téléphone ce matin… il n’y aura pas de deuxième partie. La mission s’arrête ici. »

Je le sentais embarrassé. Ce que j’appelais « la deuxième partie » correspond à l’inverse de ce que nous avions fait jusque-là. Il s’agissait de tout réparer dans la vie d’Arthur.

« Je m’en doutais, lui ai-je répondu.

— Tu connais la procédure… Écoute, je sais que tu t’en fous, mais sache que le Dieu tient à te féliciter pour... »

J’ai raccroché avant qu’il ne puisse terminer sa phrase. Mon agent m’a appelé pour me dire qu’Arthur avait réussi à gagner le toit d’un immeuble et qu’il s’apprêtait à sauter.

J’ai couru à l’adresse qu’il m’avait indiquée. La porte de l’immeuble était ouverte. J’ai monté quatre à quatre les escaliers. J’ai accédé au toit par une échelle.

J’ai vu Arthur prêt à se jeter.

Il pleuvait. Ses pieds étaient sur le rebord du toit. Ses bras étaient écartés. Il regardait cette ville qu’il ne connaissait pas. Il pleurait. Il avait le souffle coupé. Il a posé son regard sur la chute qui l’attendait.

Six étages. 

Il a pris une dernière inspiration.

Cette image d’Arthur juste avant son saut a été la dernière que le Dieu a reçue.

C’était fini.

Episode 14 — Le saut de l’Ange

 

Jsuis accroché à sa branche jme repose un peu
 Comme les mésanges alcool et beuh c
est les mélanges
 J
ai vu un peu saigner les anges
 La vie est belle dans la ruelle mais elle est dure
 Comme un mur sous la peinture de Michel Ange

Dooz Kawa - À l’arrière des bars

 

« Arthur Gutain, avant de sauter, tu devrais écouter ce que j’ai à te dire. »

Il s’est retourné vers moi complétement déboussolé, les yeux encore pleins de larmes.

« Je sais qui tu es Arthur, je sais ce que tu as perdu, je connais ta situation. Je te propose de m’écouter, et après tu seras libre de faire ce que tu veux, je te le promets.

— Qui êtes-vous ? » a-t-il demandé.

J’aimerais honnêtement pouvoir vous dire que je n’ai pas prononcé la phrase suivante, mais en réalité je n’ai pas pu m’en empêcher.

« Une sorte d’Ange. »

Après un moment de silence, j’ai repris la parole.

« Écoute, ce qui t’arrive n’est pas de ta faute. 

— Qu’est-ce que vous en savez ? Bien sûr que c’est de ma faute. Je n’ai pas tout perdu, j’ai tout gâché, tout détruit. Toute ma vie, je l’ai détruite. Vous ne savez rien, vous ne comprenez rien.

— Au contraire, je sais tout. Et crois-moi quand je te dis que je comprends ce que tu ressens.

— Qu’est-ce que vous en savez ?

— Je sais par exemple que ce n’est pas ta cigarette qui a déclenché l’incendie de ton appartement. »

Cela a retenu son attention.

« Je vais tout t’expliquer, mais pour cela il faut que tu avances d’un pas vers moi. »

Il s’est avancé. Malgré la pluie, je me suis assis. Il en a fait de même.

J’ai commencé alors à lui parler de la Société des Anges, à lui expliquer mon rôle, pourquoi j’avais décidé de le présenter à la cérémonie. Je lui ai décrit la mission dans le moindre détail. Je lui ai tout raconté, sans rien omettre. 

Une fois que j’ai eu terminé, Arthur s’est allongé , la tête enfoncée dans ses mains. Il a marmonné des mots incompréhensibles, puis a crié brutalement. Il s’est levé, et a regardé vers l’horizon.

« Je comprends. Je comprends. Rien n’est de ma faute. C’est ça ? Si j’ai tout perdu, c’est qu’on m’a tout volé. C’est ce que vous me dites ? C’est ça, la vérité ? Tout était faux, je ne pouvais pas m’en sortir. »

Il ne tenait plus en place. Il partait dans un sens, s’arrêtait, revenait sur ses pas. Il a tourné sur lui-même sans s’arrêter, puis a refait les cents pas sur la passerelle.

« Soit c’est faux, soit c’est vrai, n’est-ce pas ? a-t-il dit, effondré. Mais là, je ne sais pas trop, vous voyez. Je suis un peu perdu. J’ai pris de la drogue tout à l’heure, je ne sais pas si vous savez. Ah si, évidemment que vous savez puisque vous êtes un « ange », que vous savez tout de moi. Bref, quand j’étais en plein délire, je ne savais pas très bien reconnaître le vrai du faux, tout se mélangeait dans mon esprit. Et là, j’ai beau dire que je suis un peu redescendu depuis tout à l’heure, je ne peux pas m’empêcher de me poser des questions. »

Ses mains s’agitaient dans tous les sens. Sa peau semblait le démanger, il se grattait compulsivement.

« Comment dire ça ? Je doute. Je pense que c’est le mot, a-t-il dit en riant nerveusement. Car vous comprenez, soit ce que vous me dites est vrai… soit c’est faux. Et ça, ça me fait peur. Vraiment peur. Car finalement je ne pense pas que la drogue ait arrêté de faire son effet. Donc, j’ai tendance à me dire que tout est faux, que je suis un putain de fou. Que mon cerveau a complètement vrillé. » 

Arthur était en train de développer une crise de paranoïa, ou de déni plutôt : il refusait de croire que la Société des Anges existait, il refusait d’accepter qu’il était au centre d’une machination. 

« Votre histoire est fausse, a-t-il crié en larmes, cette version de l’histoire est fausse. Dans la vraie version de l’histoire, il n’y a pas de Société des Anges. Pas de mission, pas de cérémonie. Cette version est pathétique, mais elle est vraie. C’est celle d’un jeune homme qui s’isole. Qui perd ami et famille. Qui n’est pas à la hauteur. Qui se fait virer de son travail et qui met le feu à son appartement. L’histoire d’un homme irréfléchi qui détruit sa propre vie. Un homme qui une fois à terre est trop lâche pour se relever et qui préfère alors en finir. Mais avant de mettre fin à sa grotesque existence, il délire. S’invente une histoire pour tenter de se sauver. Créer tout un monde pour se persuader que tout ceci n’existait pas. Qu’il est victime et non coupable. Son cerveau joue le jeu. Lui donne des visions. Lui montre un ange prêt à le sauver. »

J’ai compris à ce moment-là à quel point Arthur et moi étions semblables.

« Vous n’existez pas. Vous êtes une création de mon cerveau. J’ai tout inventé. Il n’y a ni Ange ni Sujet. Je suis l’Ange et le Sujet. Nous sommes la même personne. Le bourreau et la victime. La Société des Anges n’existe pas. »

Après tout, avec un peu de recul, on peut concevoir cette version de l’histoire comme plausible : il est normal d’y croire.

 

Il s’est arrêté d’un coup. A regardé vers l’horizon et a marché vers le vide. Je l’ai pris par le col, l’ai plaqué au sol et l’ai giflé violemment. Il s’est débattu, puis s’est immobilisé brusquement. Il s’est mis à rire. Un vrai rire joyeux comme il n’en avait pas connu depuis près d’un an. 

« J’ai mal ! J’ai terriblement mal, espèce de taré. Cela veut dire que vous existez ! Si vous arrivez à me faire mal, c’est que vous existez. Et si vous existez, c’est que c’est que tout ce que vous m’avez dit est vrai. Je ne suis pas fini, je vais pouvoir tout réparer, tout reprendre depuis le début.

— Arrête de rire, lui ai-je ordonné en me rasseyant près de lui. Ce n’est pas parce que tu sais tout que ta situation va s’arranger. Tu ne peux rien arranger. C’est comme si on t’avait poussé à t’enfermer à double tour dans une cellule et à détruire toi-même la clef. Nous avons tout fait pour que tu ne trouves pas de solution à tes propres problèmes. Crois-moi, tu auras beau chercher des moyens de t’en sortir, tu n’y arriveras pas.

— Comment pouvez-vous en être si sûr ?

— Car j’ai été à ta place. J’étais un jeune marié avec une vie formidable et facile. Puis j’ai été le Sujet d’une mission dirigée par Harry Bequert, un ancien Ange, et tout s’est effondré. Le Dieu qui avait financé la mission dont j’étais la victime n’a pas voulu que la Société des Anges sauve ma situation. Harry m’a tout expliqué, comme je viens de le faire pour toi. J’ai essayé de reparler à mon ex-femme, de revoir mes amis. Mais tout ce que je tentais empirait la situation. J’ai vite compris que ma vie était dans une impasse… tout comme la tienne. »

Il ne m’a pas répondu. Les larmes ont recommencé à couler sur ses joues. Il cherchait des solutions, mais comprenait qu’il ne pouvait pas en trouver.

« Mais vous, vous pouvez me sauver. C’est ce que vous allez faire… pas vrai ?

— Je n’ai pas le droit. Le Dieu a décidé que je ne pouvais pas le faire. Pourtant, en un peu moins d’un an, avec toute mon équipe travaillant sur le coup, ta vie serait redevenue à peu près la même. Mais je ne peux pas. Si je le fais, de graves ennuis pourraient m’arriver. Je n’ai pas le choix.

— Alors qu’est-ce que je peux faire ?

— La seule chose que je peux te proposer, c’est ce que la Société des Anges propose à tous les Sujets qui n’ont pas été sauvés par les Dieux : un travail. Un travail qui ne ressemble à aucun autre. Un travail immoral. Mais tous les métiers ont une part d’immoralité. »

Il m’a regardé sans être sûr de comprendre.

« Je te propose d’être un Ange ».

 

FIN

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